Thursday, July 10, 2008
La globalisation de Christophe Colomb et Vasco de Gama à aujourd’hui
par Eric Toussaint
6 février 2008
source de l'article: http://www.oid-ido.org/article.php3?id_article=512
1ere partie
Le début de la mondialisation/globalisation remonte aux conséquences du premier voyage de Christophe Colomb qui l’a amené en octobre 1492 à débarquer sur les rivages d’une île de la mer Caraïbe. C’est le point de départ d’une intervention brutale et sanglante des puissances maritimes européennes dans l’histoire des peuples des Amériques, une région du monde qui, jusque là, était restée à l’écart de relations régulières avec l’Europe, l’Afrique et l’Asie. Les conquistadors espagnols et leurs homologues portugais, britanniques, français, hollandais [1] ont conquis l’ensemble de ce qu’ils ont convenu d’appeler les Amériques [2] en provoquant la mort de la grande majorité de la population indigène afin d’exploiter au maximum les ressources naturelles (notamment l’or et l’argent) [3]. Simultanément, les puissances européennes sont parties à la conquête de l’Asie. Plus tard, elles ont complété leur domination par l’Australasie et enfin l’Afrique.
En 1500, juste au début de l’intervention brutale des Espagnols et des Portugais en Amérique centrale et du Sud, cette région comptait au moins 18 millions d’habitants (certains auteurs avancent des chiffres beaucoup plus élevés allant jusqu’à près de 100 millions [4]). Un siècle plus tard, il ne restait plus qu’environ 8 millions d’habitants (colons européens et premiers esclaves africains compris). Dans le cas de la plupart des îles de la mer Caraïbe, l’ensemble des indigènes a été exterminé. A noter que pendant une longue période, les Européens, soutenus par le Vatican [5], ne considéraient pas les indigènes des Amériques comme des êtres humains [6]. C’était bien commode pour les exterminer et les exploiter.
En Amérique du Nord, la colonisation européenne a commencé au 17e siècle, essentiellement conduite par l’Angleterre et la France, puis a connu une expansion rapide au 18e siècle, époque marquée aussi par une importation massive d’esclaves africains. Les populations indigènes ont été exterminées ou repoussées hors des zones d’implantation des colons européens. En 1700, les indigènes constituaient les trois quarts de la population ; en 1820, leur proportion n’était plus que de 3%.
Jusqu’à l’intégration forcée des Amériques dans le commerce planétaire, l’axe principal des échanges commerciaux intercontinentaux concernait la Chine, l’Inde et l’Europe7. Le commerce entre l’Europe et la Chine empruntait des voies terrestres et maritimes (via la mer Noire) [7]. La principale voie qui reliait l’Europe à l’Inde (que ce soit au Nord Ouest de l’Inde, la région du Gujarat ou, au Sud-Ouest, le Kerala avec les ports de Calicut et de Cochin) passait par la mer Méditerranée, puis Alexandrie, la Syrie, la péninsule arabique (le port de Muscat) et enfin la mer d’Arabie. L’Inde jouait également un rôle actif dans les échanges commerciaux entre la Chine et l’Europe.
Jusqu’au 15e siècle, les différents progrès techniques réalisés en Europe dépendaient des transferts de technologie depuis l’Asie et le monde arabe.
A la fin du 15e siècle et au cours du 16e siècle, le commerce commence à emprunter d’autres routes. Au moment où le Génois Christophe Colomb, au service de la couronne espagnole, ouvre la route maritime vers les « Amériques » [8] par l’Atlantique en prenant la direction de l’Ouest, Vasco de Gama, le navigateur portugais cingle vers l’Inde en empruntant aussi l’océan Atlantique mais en faisant cap vers le Sud. Il longe les côtes occidentales de l’Afrique du Nord au Sud, pour ensuite prendre la direction de l’Est après avoir croisé le Cap de Bonne Espérance au sud de l’Afrique [9]. La violence, la coercition et le vol sont au centre des méthodes employées par Christophe Colomb et Vasco de Gama afin de servir les intérêts des têtes couronnées d’Espagne et du Portugal. Au cours des siècles qui suivront, les puissances européennes et leurs serviteurs utiliseront systématiquement la terreur, l’extermination et l’extorsion combinées à la recherche d’alliés locaux prêts à se mettre à leur service. De nombreux peuples de la planète voient le cours de leur histoire bifurquer brutalement sous les coups de fouet des conquistadors, des colons et du capital européen. D’autres peuples subissent un sort plus terrible encore car ils sont exterminés ou réduits à la situation d’étranger dans leur propre pays. D’autres enfin sont transplantés de force d’un continent vers un autre et réduits en esclavage. Certes l’histoire qui a précédé le 15e siècle de l’ère chrétienne a été marquée à de nombreuses occasions par des conquêtes, des dominations et la barbarie mais celles-ci ne concernaient pas encore toute la planète. Ce qui est frappant au cours des cinq derniers siècles, c’est que les puissances européennes sont parties à la conquête du monde entier et, en trois siècles, ont fini par mettre en relation de manière brutale (presque) tous les peuples de la planète. En même temps, la logique capitaliste a finalement réussi à dominer tous les autres modes de production (sans nécessairement les éliminer entièrement). A partir de la fin du 15e siècle, la marchandisation capitaliste du monde a connu un premier grand coup d’accélérateur, d’autres ont suivi notamment au 19e siècle avec la diffusion de la révolution industrielle à partir de l’Europe occidentale et la colonisation « tardive » de l’Afrique par les puissances européennes. Les premières crises économiques internationales liées aux cycles du capital (dans l’industrie, la finance et le commerce) ont explosé dès le début du 19e siècle et ont provoqué notamment les premières crises de la dette [10]. Le 20e siècle a été le théâtre de deux guerres mondiales dont l’épicentre était l’Europe et de tentatives infructueuses de construction du socialisme. Le virage du capitalisme mondial vers le néolibéralisme à partir des années 1970 et la restauration du capitalisme dans l’ex-bloc soviétique et en Chine ont donné un nouveau coup d’accélérateur à la mondialisation/globalisation.
Deuxième voyage intercontinental de Vasco de Gama (1502) : Lisbonne - Le Cap de Bonne Espérance - Afrique de l’Est - Inde (Kerala)
Après un premier voyage vers l’Inde réalisé avec succès en 1497-1499, Vasco de Gama est envoyé une nouvelle fois en mission par la couronne portugaise vers ce pays avec une flotte de vingt navires. Il quitte Lisbonne en février 1502. Quinze bateaux doivent effectuer le voyage de retour et cinq (sous le commandement de l’oncle de Gama) doivent rester derrière pour protéger les bases portugaises en Inde et bloquer les bateaux quittant l’Inde pour la mer Rouge afin de couper le commerce entre ces deux régions. De Gama double le Cap en juin et fait escale en Afrique de l’Est à Sofala pour acheter de l’or [11]. A Kilwa, il force le souverain local à accepter de payer un tribut annuel de perles et d’or et il cingle vers l’Inde. Il attend au large de Cannanora (à 70 km au Nord de Calicut -aujourd’hui Kozhikode) les navires arabes au retour de la mer Rouge. Il s’empare d’un bateau qui rentre de la Mecque avec des pèlerins et une cargaison de valeur. Une partie de la cargaison est saisie et le bateau incendié. La plupart de ses passagers et de son équipage périssent. Il fait ensuite relâche à Cannanora où il échange des présents (il offre de l’or et reçoit des pierres précieuses) avec le souverain local, mais il ne fait pas d’affaires car il juge le prix des épices trop élevé. Il fait voile vers Cochin (aujourd’hui Kochi), arrête ses navires en face de Calicut et demande que le souverain expulse toute la communauté des négociants musulmans (4 000 ménages) qui utilisent le port comme base pour commercer avec la mer Rouge. Devant le refus du Samudri, souverain local hindou, Vasco de Gama fait bombarder la ville comme l’a déjà fait en 1500 Pedro Cabral, un autre navigateur portugais. Il s’embarque pour Cochin au début de novembre, où il achète des épices en échange de l’argent, du cuivre et des textiles volés au navire qu’il a fait couler. Un comptoir permanent est établi à Cochin et cinq navires y sont laissés pour protéger les intérêts portugais. Avant qu’elle ne quitte l’Inde pour rentrer au Portugal, la flotte de De Gama est attaquée par plus de trente navires financés par les négociants musulmans de Calicut. Ils sont mis en déroute après un bombardement portugais. En conséquence, une partie de la communauté commerçante des musulmans de Calicut décide d’aller baser ses opérations ailleurs. Ces batailles navales montrent clairement la violence et le caractère criminel de l’action de Vasco de Gama et de la flotte portugaise. De Gama rentra à Lisbonne en octobre 1503, avec treize de ses navires et près de 1 700 tonnes d’épices, soit une quantité à peu près égale à celle que Venise faisait venir chaque année du Moyen-Orient à la fin du 15e siècle. Les marges portugaises sur ce commerce sont bien plus importantes que celles des Vénitiens. La plus grande partie des épices est écoulée en Europe via Anvers, le principal port des Pays-Bas espagnols et aussi, à cette époque, le port européen le plus important.
Les expéditions maritimes chinoises au 15e siècle
Les Européens n’étaient pas les seuls à faire de longs voyages et à découvrir de nouvelles routes maritimes mais, manifestement, ils étaient les plus agressifs et les plus conquérants. Plusieurs dizaines d’années avant Vasco de Gama, entre 1405 et 1433, sept expéditions chinoises prennent la direction de l’Ouest et visitent notamment l’Indonésie, le Vietnam, la Malaisie, l’Inde, le Sri Lanka, la Péninsule arabique (le détroit d’Ormuz et la mer Rouge), les côtes orientales de l’Afrique (notamment Mogadiscio et Malindi). Sous le règne de l’empereur Yongle, la marine Ming « comptait approximativement 3 800 navires au total, dont 1 350 patrouilleurs et 1 350 navires de combat rattachés aux postes de garde ou aux bases insulaires, une flotte principale de 400 gros navires de guerre stationnés près de Nankin et 400 navires de charge pour le transport des céréales. Il y avait en outre plus de 250 navires-trésor à grand rayon d’action » [12]. Ils étaient cinq fois plus gros que n’importe lequel des navires de De Gama, avec 120 mètres de long et près de 50 mètres de large. Les gros navires avaient au moins 15 compartiments étanches, de sorte qu’un bâtiment endommagé ne coulait pas et pouvait être réparé en mer. Leurs intentions étaient pacifiques mais leur force militaire était suffisamment imposante pour parer efficacement aux attaques, ce qui ne se produisit qu’à trois occasions. La première expédition avait pour destination les Indes et leurs épices. Les autres avaient pour mission d’explorer la côte orientale de l’Afrique, la mer Rouge et le golfe Persique. Le but premier de ces voyages était d’établir de bonnes relations en offrant des cadeaux et en escortant des ambassadeurs ou des souverains qui se rendaient en Chine ou en partaient. Aucune tentative ne fut faite pour établir des bases à des fins commerciales ou militaires. Les Chinois recherchaient de nouvelles plantes pour les besoins de la médecine et l’une des missions avait emmené avec elle 180 membres de la profession médicale. Par contraste, lors du premier voyage de Vasco de Gama vers l’Inde, son équipage se composait de 160 hommes environ, dont des artilleurs, des musiciens et trois interprètes arabes. Après 1433, les Chinois abandonnent leurs expéditions maritimes au long cours et donnent la priorité au développement interne.
En 1500, des niveaux de vie comparables
Quand les puissances d’Europe occidentale se lancent à la conquête du reste du monde à la fin du 15e siècle, le niveau de vie et le degré de développement des Européens n’étaient pas supérieurs à d’autres grandes régions du monde. La Chine devançait incontestablement l’Europe occidentale en bien des points : conditions de vie des habitants, niveau scientifique, travaux publics [13], qualité des techniques agricoles et manufacturières. L’Inde était plus ou moins à égalité avec l’Europe notamment du point de vue des conditions de vie de ses habitants et de la qualité de ses produits manufacturés (ses textiles et son fer étaient de meilleure qualité que les produits européens) [14]. La civilisation inca dans les Andes en Amérique du Sud et celle des Aztèques au Mexique étaient également très avancées et florissantes. Il faut être très prudent quand il s’agit de définir des critères de développement et éviter de se limiter au calcul du produit intérieur brut par habitant. L’espérance de vie, l’accès à l’eau potable, la sécurité d’existence, la qualité de la santé, le respect des différences, la relation homme/femme, les mécanismes de solidarité collective constituent dans leur ensemble des critères de comparaison plus importants que le PIB per capita. Ceci dit, même si on s’en tient à ce dernier critère et qu’on y ajoute l’espérance de vie et la qualité de l’alimentation, les Européens ne vivaient pas mieux que les peuples d’autres grandes régions du monde avant de se lancer à leur conquête.
Le commerce intra asiatique avant l’irruption des puissances européennes
En 1500, la population de l’Asie était cinq fois plus importante que celle de l’Europe occidentale. La population indienne à elle seule représentait le double de la population de l’Europe occidentale [15]. La région représentait donc un très vaste marché avec un réseau de négociants asiatiques opérant entre l’Afrique orientale et les Indes, et entre les Indes orientales et l’Indonésie. A l’Est du détroit de Malacca, le commerce était dominé par la Chine. Les négociants asiatiques connaissaient bien la direction saisonnière des vents et les problèmes de navigation dans l’océan Indien. Les navigateurs expérimentés étaient nombreux dans la région, ils avaient à leur disposition un ensemble d’études scientifiques sur l’astronomie et la navigation. Leurs instruments de navigation n’avaient pas grand chose à envier aux instruments portugais. De l’Afrique orientale à Malacca (dans le mince détroit séparant Sumatra de la Malaisie), le commerce asiatique était réalisé par des communautés de marchands qui menaient leurs activités sans navires armés ni ingérence marquée des gouvernements. Les choses changèrent radicalement avec les méthodes employées par les Portugais, les Hollandais, les Anglais et les Français au service de leur Etat et des marchands. Les expéditions maritimes lancées par les puissances européennes vers différentes parties de l’Asie augmentèrent considérablement comme le montre le tableau ci-dessous (tiré de Maddison, 2001). Il indique clairement que le Portugal était sans aucun doute possible la puissance européenne dominante en Asie au cours du 16e siècle. Il a été remplacé au siècle suivant par les Hollandais, lesquels sont restés dominants au cours du 18e siècle, les Anglais occupant la seconde position.
Tableau 2. Nombre de navires envoyés en Asie par sept pays européens, 1500-1800
La Grande Bretagne rejoint les autres puissances européennes dans la conquête du monde
« Au 16e siècle, les principales activités de l’Angleterre en dehors de l’Europe étaient la piraterie et les voyages de reconnaissance en vue d’étudier les possibilités de créer un empire colonial. Le coup le plus hardi fut le soutien royal apporté à l’expédition de Drake (1577-80) qui, avec cinq navires et 116 hommes, contourna le détroit de Magellan, saisit et pilla les navires espagnols chargés de trésors au large des côtes chiliennes et péruviennes, établit des contacts utiles dans les îles aux épices des Moluques, à Java, au Cap de Bonne-Espérance et en Guinée lors du retour » [16]. A la fin du 16e siècle, la Grande-Bretagne marque un coup décisif pour affirmer définitivement sa puissance maritime en infligeant une défaite navale à l’Espagne au large des côtes britanniques. A partir de ce moment, elle se lance à la conquête du Nouveau monde et de l’Asie. Dans le Nouveau Monde, elle crée des colonies sucrières aux Antilles et, à partir des années 1620, elle participe activement au trafic des esclaves importés d’Afrique. Simultanément, elle installe entre 1607 et 1713 quinze colonies de peuplement en Amérique du Nord dont treize finissent par proclamer leur indépendance pour devenir en 1776 les États-Unis, les deux autres resteront dans le giron britannique et feront partie du Canada. En Asie, la couronne britannique adopte une autre politique : plutôt que de recourir à la création de colonies de peuplement, elle instaure un système de colonies d’exploitation en commençant par l’Inde. A cet effet, l’Etat britannique donne sa protection à la Compagnie des Indes orientales en 1600 (une association de marchands qui est en concurrence avec d’autres regroupements du même type en Grande Bretagne). En 1702, la Compagnie des Indes orientales obtient de l’Etat le monopole du commerce et se lance à la conquête des Indes qui aboutit à la victoire à la bataille de Plassey en 1757 ce qui lui permet de prendre le contrôle du Bengale. Pendant un peu plus de deux siècles, la Grande-Bretagne applique une politique économique protectionniste pure et dure puis, une fois devenue la puissance économique dominante dans le courant du 19e siècle, elle impose une politique impérialiste libre-échangiste. Par exemple, elle impose à coups de canon à la Chine la « liberté du commerce » afin de forcer les Chinois à acheter l’opium indien et de permettre aux Britanniques d’acquérir, avec le produit de la vente de l’opium, du thé chinois pour le revendre sur le marché européen. Par ailleurs elle étend ses conquêtes en Asie (Birmanie, Malaisie), en Australasie (Australie, Nouvelle-Zélande...), en Afrique du Nord (Egypte), au Proche Orient... Au niveau de l’Afrique subsaharienne jusqu’au 19e siècle, le commerce des esclaves est son seul grand domaine d’intérêt. Ensuite, elle se lance à sa conquête.
Goa : une enclave portugaise en Inde
En Inde comme en d’autres endroits d’Asie, les Anglais ont été devancés par les Portugais qui ont conquis des petits morceaux de territoire indien. Ils y ont installé des comptoirs commerciaux et ont instauré le terrorisme religieux. C’est ainsi qu’à Goa est créé en 1560 le tribunal de l’Inquisition. Il sévira jusque 1812. En 1567, toutes les cérémonies hindouistes ont été bannies. En un peu plus de deux siècles, 16 000 jugements furent émis à Goa par le tribunal de l’Inquisition et des milliers d’Indiens périrent brûlés vifs sur le bûcher.
La conquête des Indes par les Britanniques
Les Britanniques, au cours de la conquête de l’Inde, ont expulsé les autres concurrents européens, Hollandais et Français. Ces derniers étaient pourtant décidés à s’imposer et ont failli réussir. Leur échec au milieu du 18e siècle au cours de la guerre de 7 ans qui les a opposés aux Britanniques est principalement dû à l’insuffisance du soutien apporté par l’Etat français [17].
Pour prendre le contrôle de l’Inde, les Anglais ont systématiquement cherché des alliés parmi les classes dominantes et les seigneurs locaux. Ils n’ont pas hésité, quand cela leur semblait nécessaire, à utiliser la force comme lors de la bataille de Plassey en 1757 ou lors de la violente répression de la révolte des Cipayes en 1859. Ils ont mis à leur service les structures locales du pouvoir et la plupart du temps, ils ont laissé en place les seigneurs en leur permettant de continuer à mener une vie ostentatoire tout en leur imposant les règles du jeu (ils ne disposaient d’aucun pouvoir réel face aux Britanniques). La division de la société en castes a été maintenue et même renforcée, ce qui pèse d’un poids terrible sur l’Inde d’aujourd’hui. En effet, s’ajoute à la division de la société en classes et à la domination du sexe masculin sur les femmes une division en castes basée sur la naissance. Via la perception de l’impôt et le commerce inégal entre l’Inde et la Grande-Bretagne, le peuple indien a contribué à l’enrichissement de la Grande-Bretagne en tant que pays ainsi qu’à celui de ses classes riches (commerçants, industriels, personnel politique). Mais les Britanniques ne sont pas les seuls à s’être enrichis : les banquiers, les commerçants, les patrons de manufactures indiens ont accumulé également des fortune colossales. C’est grâce à cela que la Compagnie des Indes orientales (EIC) et l’Etat britannique ont pu maintenir si longtemps une domination qui pourtant suscitait au niveau du peuple un profond rejet.
L’exemple de l’industrie cotonnière.
Les textiles en coton produits en Inde étaient d’une qualité inégalée au niveau mondial. Les Britanniques ont essayé de copier les techniques indiennes de production et de produire chez eux des cotonnades de qualité comparable, mais le résultat a été pendant longtemps médiocre. Sous la pression notamment des propriétaires de manufactures textiles britanniques, le gouvernement de Londres a interdit l’exportation des cotonnades indiennes vers les territoires membres de l’empire britannique. Londres a également interdit à la Compagnie des Indes orientales de faire le commerce des cotonnades indiennes, en dehors de l’Empire. Ainsi la Grande-Bretagne a tenté de fermer tous les débouchés possibles pour les textiles indiens. Ce n’est que grâce à ces mesures que l’industrie britannique du coton a pu devenir véritablement rentable. Alors qu’aujourd’hui les Britanniques et les autres puissances les plus industrialisées utilisent systématiquement, dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce, les accords commerciaux relatifs au droit de propriété intellectuelle pour s’en prendre aux pays en développement comme l’Inde, il y a un peu moins de trois siècles, ils n’ont pas hésité à copier les méthodes de production et le design des Indiens notamment dans le domaine des cotonnades [18]. Par ailleurs, pour augmenter leurs profits et devenir plus compétitifs que l’industrie cotonnière indienne, les patrons britanniques des entreprises cotonnières ont été amenés à introduire de nouvelles techniques de production : utilisation de la machine à vapeur et de nouveaux métiers à filer et à tisser. En recourant à la force, les Britanniques ont transformé l’Inde de manière fondamentale. Alors que jusqu’à la fin du 18e siècle, l’économie indienne était exportatrice de produits manufacturés de haute qualité et qu’elle satisfaisait elle-même largement la demande du marché intérieur, elle a été envahie aux 19 et 20e siècles, par les produits manufacturés européens, britanniques en particulier. La Grande Bretagne a interdit à l’Inde d’exporter ses produits manufacturés, elle a forcé l’Inde à exporter de plus en plus d’opium en Chine au 19e siècle (comme elle a imposé militairement à la Chine d’acheter l’opium indien) et elle a inondé le marché indien de produits manufacturés britanniques. Bref, elle a produit le sous-développement de l’Inde.
Dans la deuxième partie de cet article seront notamment abordés les famines coloniales, le commerce triangulaire, l’intervention de la BM, du FMI et de l’OMC, l’envers du miracle indien actuel et quelques pistes alternatives.
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Notes:
[1] Cet article est une version augmentée de la conférence donnée par l’auteur au Kerala (Inde) le 24 janvier 2008 sous le titre « Impacts de la globalisation sur les paysans pauvres ». Les participants à cette conférence, en majorité des femmes issues des milieux ruraux, répondaient à l’invitation de l’association Santhigram et de VAK (membre du réseau CADTM international) dans le cadre de la semaine mondiale d’action globale lancée par le Forum social mondial.
[2] Il faut y ajouter les Danois qui firent quelques conquêtes en mer Caraïbe, sans oublier au Nord, le Groenland (« découvert » plusieurs siècles avant). Pour mémoire, les Norvégiens avaient atteint le Groenland et le « Canada » bien avant le 15e siècle. Voir notamment le voyage de Leif Ericsson au début du 11e s. aux « Amériques » (où il se déplaça du Labrador vers l’extrémité septentrionale de Terre-Neuve), où s’établit une brève colonisation, longtemps oubliée, à l’Anse aux Meadows.
[3] Le nom Amérique fait référence à Amerigo Vespucci, navigateur italien au service de la couronne espagnole. Les peuples indigènes des Andes (Quechuas, Aymaras, etc.) appellent leur continent Abya-Yala.
[4] Parmi les ressources naturelles, il convient d’inclure les ressources biologiques nouvelles emportées par les Européens vers leurs pays, diffusées ensuite dans le reste de leurs conquêtes et puis au-delà. Il s’agit notamment du maïs, de la pomme de terre, des patates douces, du manioc, des piments, des tomates, des arachides, des ananas, du cacao et du tabac.
[5] Les royautés espagnole et portugaise qui dominèrent pendant trois siècles l’Amérique du Sud, l’Amérique centrale et une partie de la Caraïbe, utilisèrent en tant que puissances catholiques l’appui du Pape pour perpétrer leurs crimes. Il faut ajouter que la couronne espagnole a expulsé fin du 15e siècle, les musulmans et les juifs (qui ne se convertissaient pas au christianisme) au cours et à la suite de la Reconquista (qui s’est achevée le 12 janvier 1492). Les Juifs qui se sont expatriés et n’ont pas renoncé à leur religion judaïque ont trouvé principalement refuge dans les pays musulmans au sein de l’empire ottoman très tolérant à l’égard des autres religions.
[6] De ce point de vue, le message du pape Benoît XVI lors de son voyage en Amérique latine en 2007 est particulièrement injurieux envers la mémoire de peuples victimes de la domination européenne. En effet, loin de reconnaître les crimes commis par l’Eglise catholique à l’égard des populations indigènes des Amériques, Benoît XVI a prétendu que ceux-ci attendaient le message du Christ apporté par les Européens à partir du 15e siècle. Benoît XVI devrait répondre de ses propos devant la justice.
[7] Les Européens ont notamment ramené d’Asie, au cours des temps, la production de textiles en soie, le coton, la technique du verre soufflé, la culture du riz et de la canne à sucre.
[8] Notamment la fameuse route de la soie entre l’Europe et la Chine empruntée par le Vénitien Marco Polo à la fin du 13e siècle.
[9] Officiellement Christophe Colomb cherchait à rejoindre l’Asie (notamment l’Inde) en prenant la direction de l’Ouest mais on sait qu’il espérait trouver des terres nouvelles inconnues des Européens
[10] A partir du 16e siècle, l’utilisation de l’océan Atlantique pour se rendre d’Europe en Asie et aux Amériques allait marginaliser la Méditerranée pendant quatre siècles jusqu’à la percée du Canal de Suez. Alors que les principaux ports européens se trouvaient en Méditerranée jusqu’à la fin du 15e siècle (Venise et Gênes notamment), les ports européens ouverts sur l’océan Atlantique allaient progressivement prendre le dessus (Anvers, Londres, Amsterdam).
[11] oir Eric Toussaint, La Finance contre les peuples. La Bourse ou la Vie, coédition CADTM-Syllepse-Cetim, Liège-Paris-Genève, 2004, chapitre 7. La première crise internationale de la dette survient à la fin du premier quart du 19e siècle en touchant simultanément l’Europe et les Amériques (elle est liée à la première crise mondiale de surproduction de marchandises). La deuxième crise internationale de la dette explose au cours du dernier quart du 19e siècle et ses répercussions affectent tous les continents.
[12] Dans les villes côtières de l’Afrique de l’Est s’affairaient des marchands - Arabes, Indiens du Gujarat et de Malabar (= Kerala) et Perses - qui importaient des soieries et des cotonnades, des épices et de la porcelaine de Chine, et exportaient du coton, du bois d’oeuvre et de l’or. On y côtoyait aussi des pilotes de métier qui connaissaient bien les conditions de la mousson dans la mer Arabe et dans l’océan Indien.
[13] Au 15e siècle, Pékin était reliée à ses zones d’approvisionnement en denrées alimentaires par le Grand canal qui mesurait 2 300 kilomètres et sur lequel naviguaient facilement des péniches grâce à un système ingénieux d’écluses.
[14] La comparaison entre les produits intérieurs bruts européens par habitant et ceux du reste du monde fait l’objet de débats importants. Les estimations varient fortement selon les sources. Des auteurs aussi différents que Paul Bairoch, Fernand Braudel et Kenneth Pomeranz considèrent qu’en 1500, l’Europe n’avait pas un PIB par habitant supérieur à d’autres parties du monde comme l’Inde et la Chine. Maddison qui s’oppose radicalement à cette opinion (car il lui reproche de sous-estimer le développement de l’Europe occidentale) estime que le PIB per capita de l’Inde s’élevait en 1500 à 550 dollars (de 1990) et celui de l’Europe occidentale, à 750 dollars. Ce qu’on retiendra malgré les divergences entre ces auteurs, c’est qu’en 1500 avant que les puissances européennes ne partent à la conquête du reste du monde, leur PIB par capita, dans le meilleur des cas (celui proposé par Maddison), représentait entre 1,5 et 2 fois le PIB de l’Inde tandis que 500 ans plus tard, celui-ci est 10 fois plus important. Il est tout à fait raisonnable d’en déduire que l’utilisation de la violence et de l’extorsion par ces puissances européennes (rejointes plus tard par les Etats-Unis, le Canada, l’Australie et d’autres pays d’émigration européenne dominante) sont en bonne partie à la base de leur avantage économique présent. Le même raisonnement s’applique au Japon avec un décalage dans le temps car le Japon qui, entre 1500 et 1800, avait un PIB per capita inférieur à la Chine, ne s’est transformé en une puissance capitaliste agressive et conquérante qu’à la fin du 19e siècle. A partir de ce moment-là, la progression de son PIB per capita est fulgurante, il est multiplié par 30 entre 1870 et 2000 (si l’on en croit Maddison). C’est au cours de cette période qu’il marque vraiment la distance par rapport à la Chine
[15] Voir Maddison, 2001, p. 260.
[16] Voir Maddison, 2001, p. 110.
[17] Voir Gunder Frank, 1977, p. 237-238.
[18] Les Hollandais ont fait de même avec les techniques de production de la céramique chinoise qu’ils ont copiées et qu’ils présentent depuis comme la céramique, la faïence et la porcelaine bleue et blanche de Delft.
6 février 2008
source de l'article: http://www.oid-ido.org/article.php3?id_article=512
1ere partie
Le début de la mondialisation/globalisation remonte aux conséquences du premier voyage de Christophe Colomb qui l’a amené en octobre 1492 à débarquer sur les rivages d’une île de la mer Caraïbe. C’est le point de départ d’une intervention brutale et sanglante des puissances maritimes européennes dans l’histoire des peuples des Amériques, une région du monde qui, jusque là, était restée à l’écart de relations régulières avec l’Europe, l’Afrique et l’Asie. Les conquistadors espagnols et leurs homologues portugais, britanniques, français, hollandais [1] ont conquis l’ensemble de ce qu’ils ont convenu d’appeler les Amériques [2] en provoquant la mort de la grande majorité de la population indigène afin d’exploiter au maximum les ressources naturelles (notamment l’or et l’argent) [3]. Simultanément, les puissances européennes sont parties à la conquête de l’Asie. Plus tard, elles ont complété leur domination par l’Australasie et enfin l’Afrique.
En 1500, juste au début de l’intervention brutale des Espagnols et des Portugais en Amérique centrale et du Sud, cette région comptait au moins 18 millions d’habitants (certains auteurs avancent des chiffres beaucoup plus élevés allant jusqu’à près de 100 millions [4]). Un siècle plus tard, il ne restait plus qu’environ 8 millions d’habitants (colons européens et premiers esclaves africains compris). Dans le cas de la plupart des îles de la mer Caraïbe, l’ensemble des indigènes a été exterminé. A noter que pendant une longue période, les Européens, soutenus par le Vatican [5], ne considéraient pas les indigènes des Amériques comme des êtres humains [6]. C’était bien commode pour les exterminer et les exploiter.
En Amérique du Nord, la colonisation européenne a commencé au 17e siècle, essentiellement conduite par l’Angleterre et la France, puis a connu une expansion rapide au 18e siècle, époque marquée aussi par une importation massive d’esclaves africains. Les populations indigènes ont été exterminées ou repoussées hors des zones d’implantation des colons européens. En 1700, les indigènes constituaient les trois quarts de la population ; en 1820, leur proportion n’était plus que de 3%.
Jusqu’à l’intégration forcée des Amériques dans le commerce planétaire, l’axe principal des échanges commerciaux intercontinentaux concernait la Chine, l’Inde et l’Europe7. Le commerce entre l’Europe et la Chine empruntait des voies terrestres et maritimes (via la mer Noire) [7]. La principale voie qui reliait l’Europe à l’Inde (que ce soit au Nord Ouest de l’Inde, la région du Gujarat ou, au Sud-Ouest, le Kerala avec les ports de Calicut et de Cochin) passait par la mer Méditerranée, puis Alexandrie, la Syrie, la péninsule arabique (le port de Muscat) et enfin la mer d’Arabie. L’Inde jouait également un rôle actif dans les échanges commerciaux entre la Chine et l’Europe.
Jusqu’au 15e siècle, les différents progrès techniques réalisés en Europe dépendaient des transferts de technologie depuis l’Asie et le monde arabe.
A la fin du 15e siècle et au cours du 16e siècle, le commerce commence à emprunter d’autres routes. Au moment où le Génois Christophe Colomb, au service de la couronne espagnole, ouvre la route maritime vers les « Amériques » [8] par l’Atlantique en prenant la direction de l’Ouest, Vasco de Gama, le navigateur portugais cingle vers l’Inde en empruntant aussi l’océan Atlantique mais en faisant cap vers le Sud. Il longe les côtes occidentales de l’Afrique du Nord au Sud, pour ensuite prendre la direction de l’Est après avoir croisé le Cap de Bonne Espérance au sud de l’Afrique [9]. La violence, la coercition et le vol sont au centre des méthodes employées par Christophe Colomb et Vasco de Gama afin de servir les intérêts des têtes couronnées d’Espagne et du Portugal. Au cours des siècles qui suivront, les puissances européennes et leurs serviteurs utiliseront systématiquement la terreur, l’extermination et l’extorsion combinées à la recherche d’alliés locaux prêts à se mettre à leur service. De nombreux peuples de la planète voient le cours de leur histoire bifurquer brutalement sous les coups de fouet des conquistadors, des colons et du capital européen. D’autres peuples subissent un sort plus terrible encore car ils sont exterminés ou réduits à la situation d’étranger dans leur propre pays. D’autres enfin sont transplantés de force d’un continent vers un autre et réduits en esclavage. Certes l’histoire qui a précédé le 15e siècle de l’ère chrétienne a été marquée à de nombreuses occasions par des conquêtes, des dominations et la barbarie mais celles-ci ne concernaient pas encore toute la planète. Ce qui est frappant au cours des cinq derniers siècles, c’est que les puissances européennes sont parties à la conquête du monde entier et, en trois siècles, ont fini par mettre en relation de manière brutale (presque) tous les peuples de la planète. En même temps, la logique capitaliste a finalement réussi à dominer tous les autres modes de production (sans nécessairement les éliminer entièrement). A partir de la fin du 15e siècle, la marchandisation capitaliste du monde a connu un premier grand coup d’accélérateur, d’autres ont suivi notamment au 19e siècle avec la diffusion de la révolution industrielle à partir de l’Europe occidentale et la colonisation « tardive » de l’Afrique par les puissances européennes. Les premières crises économiques internationales liées aux cycles du capital (dans l’industrie, la finance et le commerce) ont explosé dès le début du 19e siècle et ont provoqué notamment les premières crises de la dette [10]. Le 20e siècle a été le théâtre de deux guerres mondiales dont l’épicentre était l’Europe et de tentatives infructueuses de construction du socialisme. Le virage du capitalisme mondial vers le néolibéralisme à partir des années 1970 et la restauration du capitalisme dans l’ex-bloc soviétique et en Chine ont donné un nouveau coup d’accélérateur à la mondialisation/globalisation.
Deuxième voyage intercontinental de Vasco de Gama (1502) : Lisbonne - Le Cap de Bonne Espérance - Afrique de l’Est - Inde (Kerala)
Après un premier voyage vers l’Inde réalisé avec succès en 1497-1499, Vasco de Gama est envoyé une nouvelle fois en mission par la couronne portugaise vers ce pays avec une flotte de vingt navires. Il quitte Lisbonne en février 1502. Quinze bateaux doivent effectuer le voyage de retour et cinq (sous le commandement de l’oncle de Gama) doivent rester derrière pour protéger les bases portugaises en Inde et bloquer les bateaux quittant l’Inde pour la mer Rouge afin de couper le commerce entre ces deux régions. De Gama double le Cap en juin et fait escale en Afrique de l’Est à Sofala pour acheter de l’or [11]. A Kilwa, il force le souverain local à accepter de payer un tribut annuel de perles et d’or et il cingle vers l’Inde. Il attend au large de Cannanora (à 70 km au Nord de Calicut -aujourd’hui Kozhikode) les navires arabes au retour de la mer Rouge. Il s’empare d’un bateau qui rentre de la Mecque avec des pèlerins et une cargaison de valeur. Une partie de la cargaison est saisie et le bateau incendié. La plupart de ses passagers et de son équipage périssent. Il fait ensuite relâche à Cannanora où il échange des présents (il offre de l’or et reçoit des pierres précieuses) avec le souverain local, mais il ne fait pas d’affaires car il juge le prix des épices trop élevé. Il fait voile vers Cochin (aujourd’hui Kochi), arrête ses navires en face de Calicut et demande que le souverain expulse toute la communauté des négociants musulmans (4 000 ménages) qui utilisent le port comme base pour commercer avec la mer Rouge. Devant le refus du Samudri, souverain local hindou, Vasco de Gama fait bombarder la ville comme l’a déjà fait en 1500 Pedro Cabral, un autre navigateur portugais. Il s’embarque pour Cochin au début de novembre, où il achète des épices en échange de l’argent, du cuivre et des textiles volés au navire qu’il a fait couler. Un comptoir permanent est établi à Cochin et cinq navires y sont laissés pour protéger les intérêts portugais. Avant qu’elle ne quitte l’Inde pour rentrer au Portugal, la flotte de De Gama est attaquée par plus de trente navires financés par les négociants musulmans de Calicut. Ils sont mis en déroute après un bombardement portugais. En conséquence, une partie de la communauté commerçante des musulmans de Calicut décide d’aller baser ses opérations ailleurs. Ces batailles navales montrent clairement la violence et le caractère criminel de l’action de Vasco de Gama et de la flotte portugaise. De Gama rentra à Lisbonne en octobre 1503, avec treize de ses navires et près de 1 700 tonnes d’épices, soit une quantité à peu près égale à celle que Venise faisait venir chaque année du Moyen-Orient à la fin du 15e siècle. Les marges portugaises sur ce commerce sont bien plus importantes que celles des Vénitiens. La plus grande partie des épices est écoulée en Europe via Anvers, le principal port des Pays-Bas espagnols et aussi, à cette époque, le port européen le plus important.
Les expéditions maritimes chinoises au 15e siècle
Les Européens n’étaient pas les seuls à faire de longs voyages et à découvrir de nouvelles routes maritimes mais, manifestement, ils étaient les plus agressifs et les plus conquérants. Plusieurs dizaines d’années avant Vasco de Gama, entre 1405 et 1433, sept expéditions chinoises prennent la direction de l’Ouest et visitent notamment l’Indonésie, le Vietnam, la Malaisie, l’Inde, le Sri Lanka, la Péninsule arabique (le détroit d’Ormuz et la mer Rouge), les côtes orientales de l’Afrique (notamment Mogadiscio et Malindi). Sous le règne de l’empereur Yongle, la marine Ming « comptait approximativement 3 800 navires au total, dont 1 350 patrouilleurs et 1 350 navires de combat rattachés aux postes de garde ou aux bases insulaires, une flotte principale de 400 gros navires de guerre stationnés près de Nankin et 400 navires de charge pour le transport des céréales. Il y avait en outre plus de 250 navires-trésor à grand rayon d’action » [12]. Ils étaient cinq fois plus gros que n’importe lequel des navires de De Gama, avec 120 mètres de long et près de 50 mètres de large. Les gros navires avaient au moins 15 compartiments étanches, de sorte qu’un bâtiment endommagé ne coulait pas et pouvait être réparé en mer. Leurs intentions étaient pacifiques mais leur force militaire était suffisamment imposante pour parer efficacement aux attaques, ce qui ne se produisit qu’à trois occasions. La première expédition avait pour destination les Indes et leurs épices. Les autres avaient pour mission d’explorer la côte orientale de l’Afrique, la mer Rouge et le golfe Persique. Le but premier de ces voyages était d’établir de bonnes relations en offrant des cadeaux et en escortant des ambassadeurs ou des souverains qui se rendaient en Chine ou en partaient. Aucune tentative ne fut faite pour établir des bases à des fins commerciales ou militaires. Les Chinois recherchaient de nouvelles plantes pour les besoins de la médecine et l’une des missions avait emmené avec elle 180 membres de la profession médicale. Par contraste, lors du premier voyage de Vasco de Gama vers l’Inde, son équipage se composait de 160 hommes environ, dont des artilleurs, des musiciens et trois interprètes arabes. Après 1433, les Chinois abandonnent leurs expéditions maritimes au long cours et donnent la priorité au développement interne.
En 1500, des niveaux de vie comparables
Quand les puissances d’Europe occidentale se lancent à la conquête du reste du monde à la fin du 15e siècle, le niveau de vie et le degré de développement des Européens n’étaient pas supérieurs à d’autres grandes régions du monde. La Chine devançait incontestablement l’Europe occidentale en bien des points : conditions de vie des habitants, niveau scientifique, travaux publics [13], qualité des techniques agricoles et manufacturières. L’Inde était plus ou moins à égalité avec l’Europe notamment du point de vue des conditions de vie de ses habitants et de la qualité de ses produits manufacturés (ses textiles et son fer étaient de meilleure qualité que les produits européens) [14]. La civilisation inca dans les Andes en Amérique du Sud et celle des Aztèques au Mexique étaient également très avancées et florissantes. Il faut être très prudent quand il s’agit de définir des critères de développement et éviter de se limiter au calcul du produit intérieur brut par habitant. L’espérance de vie, l’accès à l’eau potable, la sécurité d’existence, la qualité de la santé, le respect des différences, la relation homme/femme, les mécanismes de solidarité collective constituent dans leur ensemble des critères de comparaison plus importants que le PIB per capita. Ceci dit, même si on s’en tient à ce dernier critère et qu’on y ajoute l’espérance de vie et la qualité de l’alimentation, les Européens ne vivaient pas mieux que les peuples d’autres grandes régions du monde avant de se lancer à leur conquête.
Le commerce intra asiatique avant l’irruption des puissances européennes
En 1500, la population de l’Asie était cinq fois plus importante que celle de l’Europe occidentale. La population indienne à elle seule représentait le double de la population de l’Europe occidentale [15]. La région représentait donc un très vaste marché avec un réseau de négociants asiatiques opérant entre l’Afrique orientale et les Indes, et entre les Indes orientales et l’Indonésie. A l’Est du détroit de Malacca, le commerce était dominé par la Chine. Les négociants asiatiques connaissaient bien la direction saisonnière des vents et les problèmes de navigation dans l’océan Indien. Les navigateurs expérimentés étaient nombreux dans la région, ils avaient à leur disposition un ensemble d’études scientifiques sur l’astronomie et la navigation. Leurs instruments de navigation n’avaient pas grand chose à envier aux instruments portugais. De l’Afrique orientale à Malacca (dans le mince détroit séparant Sumatra de la Malaisie), le commerce asiatique était réalisé par des communautés de marchands qui menaient leurs activités sans navires armés ni ingérence marquée des gouvernements. Les choses changèrent radicalement avec les méthodes employées par les Portugais, les Hollandais, les Anglais et les Français au service de leur Etat et des marchands. Les expéditions maritimes lancées par les puissances européennes vers différentes parties de l’Asie augmentèrent considérablement comme le montre le tableau ci-dessous (tiré de Maddison, 2001). Il indique clairement que le Portugal était sans aucun doute possible la puissance européenne dominante en Asie au cours du 16e siècle. Il a été remplacé au siècle suivant par les Hollandais, lesquels sont restés dominants au cours du 18e siècle, les Anglais occupant la seconde position.
Tableau 2. Nombre de navires envoyés en Asie par sept pays européens, 1500-1800
La Grande Bretagne rejoint les autres puissances européennes dans la conquête du monde
« Au 16e siècle, les principales activités de l’Angleterre en dehors de l’Europe étaient la piraterie et les voyages de reconnaissance en vue d’étudier les possibilités de créer un empire colonial. Le coup le plus hardi fut le soutien royal apporté à l’expédition de Drake (1577-80) qui, avec cinq navires et 116 hommes, contourna le détroit de Magellan, saisit et pilla les navires espagnols chargés de trésors au large des côtes chiliennes et péruviennes, établit des contacts utiles dans les îles aux épices des Moluques, à Java, au Cap de Bonne-Espérance et en Guinée lors du retour » [16]. A la fin du 16e siècle, la Grande-Bretagne marque un coup décisif pour affirmer définitivement sa puissance maritime en infligeant une défaite navale à l’Espagne au large des côtes britanniques. A partir de ce moment, elle se lance à la conquête du Nouveau monde et de l’Asie. Dans le Nouveau Monde, elle crée des colonies sucrières aux Antilles et, à partir des années 1620, elle participe activement au trafic des esclaves importés d’Afrique. Simultanément, elle installe entre 1607 et 1713 quinze colonies de peuplement en Amérique du Nord dont treize finissent par proclamer leur indépendance pour devenir en 1776 les États-Unis, les deux autres resteront dans le giron britannique et feront partie du Canada. En Asie, la couronne britannique adopte une autre politique : plutôt que de recourir à la création de colonies de peuplement, elle instaure un système de colonies d’exploitation en commençant par l’Inde. A cet effet, l’Etat britannique donne sa protection à la Compagnie des Indes orientales en 1600 (une association de marchands qui est en concurrence avec d’autres regroupements du même type en Grande Bretagne). En 1702, la Compagnie des Indes orientales obtient de l’Etat le monopole du commerce et se lance à la conquête des Indes qui aboutit à la victoire à la bataille de Plassey en 1757 ce qui lui permet de prendre le contrôle du Bengale. Pendant un peu plus de deux siècles, la Grande-Bretagne applique une politique économique protectionniste pure et dure puis, une fois devenue la puissance économique dominante dans le courant du 19e siècle, elle impose une politique impérialiste libre-échangiste. Par exemple, elle impose à coups de canon à la Chine la « liberté du commerce » afin de forcer les Chinois à acheter l’opium indien et de permettre aux Britanniques d’acquérir, avec le produit de la vente de l’opium, du thé chinois pour le revendre sur le marché européen. Par ailleurs elle étend ses conquêtes en Asie (Birmanie, Malaisie), en Australasie (Australie, Nouvelle-Zélande...), en Afrique du Nord (Egypte), au Proche Orient... Au niveau de l’Afrique subsaharienne jusqu’au 19e siècle, le commerce des esclaves est son seul grand domaine d’intérêt. Ensuite, elle se lance à sa conquête.
Goa : une enclave portugaise en Inde
En Inde comme en d’autres endroits d’Asie, les Anglais ont été devancés par les Portugais qui ont conquis des petits morceaux de territoire indien. Ils y ont installé des comptoirs commerciaux et ont instauré le terrorisme religieux. C’est ainsi qu’à Goa est créé en 1560 le tribunal de l’Inquisition. Il sévira jusque 1812. En 1567, toutes les cérémonies hindouistes ont été bannies. En un peu plus de deux siècles, 16 000 jugements furent émis à Goa par le tribunal de l’Inquisition et des milliers d’Indiens périrent brûlés vifs sur le bûcher.
La conquête des Indes par les Britanniques
Les Britanniques, au cours de la conquête de l’Inde, ont expulsé les autres concurrents européens, Hollandais et Français. Ces derniers étaient pourtant décidés à s’imposer et ont failli réussir. Leur échec au milieu du 18e siècle au cours de la guerre de 7 ans qui les a opposés aux Britanniques est principalement dû à l’insuffisance du soutien apporté par l’Etat français [17].
Pour prendre le contrôle de l’Inde, les Anglais ont systématiquement cherché des alliés parmi les classes dominantes et les seigneurs locaux. Ils n’ont pas hésité, quand cela leur semblait nécessaire, à utiliser la force comme lors de la bataille de Plassey en 1757 ou lors de la violente répression de la révolte des Cipayes en 1859. Ils ont mis à leur service les structures locales du pouvoir et la plupart du temps, ils ont laissé en place les seigneurs en leur permettant de continuer à mener une vie ostentatoire tout en leur imposant les règles du jeu (ils ne disposaient d’aucun pouvoir réel face aux Britanniques). La division de la société en castes a été maintenue et même renforcée, ce qui pèse d’un poids terrible sur l’Inde d’aujourd’hui. En effet, s’ajoute à la division de la société en classes et à la domination du sexe masculin sur les femmes une division en castes basée sur la naissance. Via la perception de l’impôt et le commerce inégal entre l’Inde et la Grande-Bretagne, le peuple indien a contribué à l’enrichissement de la Grande-Bretagne en tant que pays ainsi qu’à celui de ses classes riches (commerçants, industriels, personnel politique). Mais les Britanniques ne sont pas les seuls à s’être enrichis : les banquiers, les commerçants, les patrons de manufactures indiens ont accumulé également des fortune colossales. C’est grâce à cela que la Compagnie des Indes orientales (EIC) et l’Etat britannique ont pu maintenir si longtemps une domination qui pourtant suscitait au niveau du peuple un profond rejet.
L’exemple de l’industrie cotonnière.
Les textiles en coton produits en Inde étaient d’une qualité inégalée au niveau mondial. Les Britanniques ont essayé de copier les techniques indiennes de production et de produire chez eux des cotonnades de qualité comparable, mais le résultat a été pendant longtemps médiocre. Sous la pression notamment des propriétaires de manufactures textiles britanniques, le gouvernement de Londres a interdit l’exportation des cotonnades indiennes vers les territoires membres de l’empire britannique. Londres a également interdit à la Compagnie des Indes orientales de faire le commerce des cotonnades indiennes, en dehors de l’Empire. Ainsi la Grande-Bretagne a tenté de fermer tous les débouchés possibles pour les textiles indiens. Ce n’est que grâce à ces mesures que l’industrie britannique du coton a pu devenir véritablement rentable. Alors qu’aujourd’hui les Britanniques et les autres puissances les plus industrialisées utilisent systématiquement, dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce, les accords commerciaux relatifs au droit de propriété intellectuelle pour s’en prendre aux pays en développement comme l’Inde, il y a un peu moins de trois siècles, ils n’ont pas hésité à copier les méthodes de production et le design des Indiens notamment dans le domaine des cotonnades [18]. Par ailleurs, pour augmenter leurs profits et devenir plus compétitifs que l’industrie cotonnière indienne, les patrons britanniques des entreprises cotonnières ont été amenés à introduire de nouvelles techniques de production : utilisation de la machine à vapeur et de nouveaux métiers à filer et à tisser. En recourant à la force, les Britanniques ont transformé l’Inde de manière fondamentale. Alors que jusqu’à la fin du 18e siècle, l’économie indienne était exportatrice de produits manufacturés de haute qualité et qu’elle satisfaisait elle-même largement la demande du marché intérieur, elle a été envahie aux 19 et 20e siècles, par les produits manufacturés européens, britanniques en particulier. La Grande Bretagne a interdit à l’Inde d’exporter ses produits manufacturés, elle a forcé l’Inde à exporter de plus en plus d’opium en Chine au 19e siècle (comme elle a imposé militairement à la Chine d’acheter l’opium indien) et elle a inondé le marché indien de produits manufacturés britanniques. Bref, elle a produit le sous-développement de l’Inde.
Dans la deuxième partie de cet article seront notamment abordés les famines coloniales, le commerce triangulaire, l’intervention de la BM, du FMI et de l’OMC, l’envers du miracle indien actuel et quelques pistes alternatives.
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Notes:
[1] Cet article est une version augmentée de la conférence donnée par l’auteur au Kerala (Inde) le 24 janvier 2008 sous le titre « Impacts de la globalisation sur les paysans pauvres ». Les participants à cette conférence, en majorité des femmes issues des milieux ruraux, répondaient à l’invitation de l’association Santhigram et de VAK (membre du réseau CADTM international) dans le cadre de la semaine mondiale d’action globale lancée par le Forum social mondial.
[2] Il faut y ajouter les Danois qui firent quelques conquêtes en mer Caraïbe, sans oublier au Nord, le Groenland (« découvert » plusieurs siècles avant). Pour mémoire, les Norvégiens avaient atteint le Groenland et le « Canada » bien avant le 15e siècle. Voir notamment le voyage de Leif Ericsson au début du 11e s. aux « Amériques » (où il se déplaça du Labrador vers l’extrémité septentrionale de Terre-Neuve), où s’établit une brève colonisation, longtemps oubliée, à l’Anse aux Meadows.
[3] Le nom Amérique fait référence à Amerigo Vespucci, navigateur italien au service de la couronne espagnole. Les peuples indigènes des Andes (Quechuas, Aymaras, etc.) appellent leur continent Abya-Yala.
[4] Parmi les ressources naturelles, il convient d’inclure les ressources biologiques nouvelles emportées par les Européens vers leurs pays, diffusées ensuite dans le reste de leurs conquêtes et puis au-delà. Il s’agit notamment du maïs, de la pomme de terre, des patates douces, du manioc, des piments, des tomates, des arachides, des ananas, du cacao et du tabac.
[5] Les royautés espagnole et portugaise qui dominèrent pendant trois siècles l’Amérique du Sud, l’Amérique centrale et une partie de la Caraïbe, utilisèrent en tant que puissances catholiques l’appui du Pape pour perpétrer leurs crimes. Il faut ajouter que la couronne espagnole a expulsé fin du 15e siècle, les musulmans et les juifs (qui ne se convertissaient pas au christianisme) au cours et à la suite de la Reconquista (qui s’est achevée le 12 janvier 1492). Les Juifs qui se sont expatriés et n’ont pas renoncé à leur religion judaïque ont trouvé principalement refuge dans les pays musulmans au sein de l’empire ottoman très tolérant à l’égard des autres religions.
[6] De ce point de vue, le message du pape Benoît XVI lors de son voyage en Amérique latine en 2007 est particulièrement injurieux envers la mémoire de peuples victimes de la domination européenne. En effet, loin de reconnaître les crimes commis par l’Eglise catholique à l’égard des populations indigènes des Amériques, Benoît XVI a prétendu que ceux-ci attendaient le message du Christ apporté par les Européens à partir du 15e siècle. Benoît XVI devrait répondre de ses propos devant la justice.
[7] Les Européens ont notamment ramené d’Asie, au cours des temps, la production de textiles en soie, le coton, la technique du verre soufflé, la culture du riz et de la canne à sucre.
[8] Notamment la fameuse route de la soie entre l’Europe et la Chine empruntée par le Vénitien Marco Polo à la fin du 13e siècle.
[9] Officiellement Christophe Colomb cherchait à rejoindre l’Asie (notamment l’Inde) en prenant la direction de l’Ouest mais on sait qu’il espérait trouver des terres nouvelles inconnues des Européens
[10] A partir du 16e siècle, l’utilisation de l’océan Atlantique pour se rendre d’Europe en Asie et aux Amériques allait marginaliser la Méditerranée pendant quatre siècles jusqu’à la percée du Canal de Suez. Alors que les principaux ports européens se trouvaient en Méditerranée jusqu’à la fin du 15e siècle (Venise et Gênes notamment), les ports européens ouverts sur l’océan Atlantique allaient progressivement prendre le dessus (Anvers, Londres, Amsterdam).
[11] oir Eric Toussaint, La Finance contre les peuples. La Bourse ou la Vie, coédition CADTM-Syllepse-Cetim, Liège-Paris-Genève, 2004, chapitre 7. La première crise internationale de la dette survient à la fin du premier quart du 19e siècle en touchant simultanément l’Europe et les Amériques (elle est liée à la première crise mondiale de surproduction de marchandises). La deuxième crise internationale de la dette explose au cours du dernier quart du 19e siècle et ses répercussions affectent tous les continents.
[12] Dans les villes côtières de l’Afrique de l’Est s’affairaient des marchands - Arabes, Indiens du Gujarat et de Malabar (= Kerala) et Perses - qui importaient des soieries et des cotonnades, des épices et de la porcelaine de Chine, et exportaient du coton, du bois d’oeuvre et de l’or. On y côtoyait aussi des pilotes de métier qui connaissaient bien les conditions de la mousson dans la mer Arabe et dans l’océan Indien.
[13] Au 15e siècle, Pékin était reliée à ses zones d’approvisionnement en denrées alimentaires par le Grand canal qui mesurait 2 300 kilomètres et sur lequel naviguaient facilement des péniches grâce à un système ingénieux d’écluses.
[14] La comparaison entre les produits intérieurs bruts européens par habitant et ceux du reste du monde fait l’objet de débats importants. Les estimations varient fortement selon les sources. Des auteurs aussi différents que Paul Bairoch, Fernand Braudel et Kenneth Pomeranz considèrent qu’en 1500, l’Europe n’avait pas un PIB par habitant supérieur à d’autres parties du monde comme l’Inde et la Chine. Maddison qui s’oppose radicalement à cette opinion (car il lui reproche de sous-estimer le développement de l’Europe occidentale) estime que le PIB per capita de l’Inde s’élevait en 1500 à 550 dollars (de 1990) et celui de l’Europe occidentale, à 750 dollars. Ce qu’on retiendra malgré les divergences entre ces auteurs, c’est qu’en 1500 avant que les puissances européennes ne partent à la conquête du reste du monde, leur PIB par capita, dans le meilleur des cas (celui proposé par Maddison), représentait entre 1,5 et 2 fois le PIB de l’Inde tandis que 500 ans plus tard, celui-ci est 10 fois plus important. Il est tout à fait raisonnable d’en déduire que l’utilisation de la violence et de l’extorsion par ces puissances européennes (rejointes plus tard par les Etats-Unis, le Canada, l’Australie et d’autres pays d’émigration européenne dominante) sont en bonne partie à la base de leur avantage économique présent. Le même raisonnement s’applique au Japon avec un décalage dans le temps car le Japon qui, entre 1500 et 1800, avait un PIB per capita inférieur à la Chine, ne s’est transformé en une puissance capitaliste agressive et conquérante qu’à la fin du 19e siècle. A partir de ce moment-là, la progression de son PIB per capita est fulgurante, il est multiplié par 30 entre 1870 et 2000 (si l’on en croit Maddison). C’est au cours de cette période qu’il marque vraiment la distance par rapport à la Chine
[15] Voir Maddison, 2001, p. 260.
[16] Voir Maddison, 2001, p. 110.
[17] Voir Gunder Frank, 1977, p. 237-238.
[18] Les Hollandais ont fait de même avec les techniques de production de la céramique chinoise qu’ils ont copiées et qu’ils présentent depuis comme la céramique, la faïence et la porcelaine bleue et blanche de Delft.
Dette odieuse: Apercu juridique
La position du CADTM Belgique sur la doctrine de la dette odieuse et sa stratégie juridique pour l’annulation de la dette
par CADTM
21 juin 2008
Le 14 avril 2008 se tenait, à Washington, une table ronde consacrée à la doctrine de la dette odieuse, réunissant des représentants de la Banque mondiale, du FMI, de la Banque africaine de développement, de gouvernements du Nord et du Sud, des organisations de la société civile et quelques universitaires. Cette journée de discussion a été convoquée par la Banque mondiale suite à la demande de certaines organisations non gouvernementales, qui avaient critiqué [1] son rapport, publié en septembre 2007, intitulé « Odious Debt : some considerations ». En effet, ce premier rapport de la Banque mondiale sur la dette odieuse est bâclé, partial, condescendant envers les organisations qui agissent pour une solution juste à la dette et n’a d’autre but que d’évacuer cette question sensible du débat pour imposer ses « solutions » inadaptées [2] . Bien que la Banque mondiale ait accepté de poursuivre la discussion sur la dette odieuse en octobre prochain, il semble peu probable qu’elle change sa position de manière significative, étant donné qu’elle refuse d’aborder la question des prêts passés. Le CADTM Belgique tient à réagir à ce rapport de la Banque mondiale, pour aborder cette question avec davantage de justesse et de justice et proposer aux mouvements sociaux du Sud et du Nord une stratégie juridique basée sur l’audit de la dette pour fonder une répudiation et une annulation unilatérale des dettes illégales et illégitimes par les pouvoirs publics.
1. La doctrine de la dette odieuse : un argument de droit international dont les peuples et les Etats doivent se saisir
1.1. La dette odieuse ou le droit de déclarer la nullité de la dette
Dans son rapport, la Banque mondiale considère la dette odieuse comme une notion vague, un concept « fourre-tout », utilisé à tort et à travers par les organisations de la société civile. La banque est, cependant, en partie responsable de cette soi-disant confusion, puisqu’elle ne prend jamais la peine de citer les arguments des défenseurs de cette doctrine, à commencer par le premier d’entre eux, Alexander Sack, qui a théorisé cette doctrine en 1927 [3] . Celui-ci explique : « Si un pouvoir despotique contracte une dette non pas pour les besoins et dans les intérêts de l’État, mais pour fortifier son régime despotique, pour réprimer la population qui le combat, etc., cette dette est odieuse pour la population de l’Etat entier (...). Cette dette n’est pas obligatoire pour la nation ; c’est une dette de régime, dette personnelle du pouvoir qui l’a contractée, par conséquent elle tombe avec la chute de ce pouvoir ».Il ajoute un peu plus loin : « On pourrait également ranger dans cette catégorie de dettes les emprunts contractés dans des vues manifestement intéressées et personnelles des membres du gouvernement ou des personnes et groupements liés au gouvernement - des vues qui n’ont aucun rapport aux intérêts de l’État ».
Sack souligne également que les créanciers de telles dettes, lorsqu’ils ont prêté en connaissance de cause, « ont commis un acte hostile à l’égard du peuple ; ils ne peuvent donc pas compter que la nation affranchie d’un pouvoir despotique assume les dettes « odieuses », qui sont des dettes personnelles de ce pouvoir ». Ainsi, trois conditions se dégagent pour qualifier une dette d’odieuse : 1) elle a été contractée par un régime despotique, dictatorial, en vue de consolider son pouvoir 2) elle a été contractée non dans l’intérêt du peuple, mais contre son intérêt et/ou dans l’intérêt personnel des dirigeants et des personnes proches du pouvoir 3) les créanciers connaissaient (ou étaient en mesure de connaître) la destination odieuse des fonds prêtés.
Plusieurs auteurs ont par la suite cherché à prolonger les travaux de Sack pour ancrer cette doctrine dans le contexte actuel. Le Center for International Sustainable Development Law (CISDL) de l’université McGill au Canada, propose par exemple cette définition générale : « Les dettes odieuses sont celles qui ont été contractées contre les intérêts de la population d’un Etat, sans son consentement et en toute connaissance de cause par les créanciers [4] » . Jeff King [5] s’est basé sur ces trois critères (absence de consentement, absence de bénéfice, connaissance des créanciers), considérés de manière cumulative, pour proposer une méthode de caractérisation des dettes odieuses.
Bien que la démarche de King soit intéressante à de nombreux égards [6] , elle est selon nous insuffisante puisqu’elle ne permet pas de prendre en compte toutes les dettes qui devraient être qualifiées d’odieuses. En effet, d’après King, le seul fait pour un gouvernement d’avoir été instauré par des élections libres suffit pour que ses dettes ne soient pas considérées comme odieuses. Cependant, l’Histoire a montré, avec A. Hitler en Allemagne, F. Marcos aux Philippines ou Fujimori au Pérou, que des gouvernements élus démocratiquement peuvent être des dictatures violentes et commettre des crimes contre l’humanité.
Il est donc nécessaire de s’intéresser au caractère démocratique de l’Etat débiteur au-delà de son mode de désignation : tout prêt octroyé à un régime, fût-il élu démocratiquement, qui ne respecte pas les principes fondamentaux du droit international tels que les droits humains fondamentaux, l’égalité souveraine des Etats, ou l’absence du recours à la force, doit être considéré comme odieux. Les créanciers, dans le cas de dictatures notoires, ne peuvent arguer de leur ignorance et ne peuvent exiger d’être payés. Dans ce cas, la destination des prêts n’est pas fondamentale pour la caractérisation de la dette. En effet, soutenir financièrement un régime criminel, même pour des hôpitaux ou des écoles, revient à consolider son régime, à lui permettre de se maintenir. D’abord, certains investissements utiles (routes, hôpitaux...) peuvent ensuite être utilisés à des fins odieuses, par exemple pour soutenir l’effort de guerre. Ensuite, le principe de fongibilité des fonds fait qu’un gouvernement qui emprunte pour des fins utiles à la population ou à l’Etat, - ce qui est officiellement presque toujours le cas - peut libérer des fonds pour d’autres buts moins avouables.
Au-delà de la nature de régime, la destination des fonds devrait en revanche suffire à caractériser une dette d’odieuse, lorsque ces fonds sont utilisés contre l’intérêt majeur des populations ou lorsqu’ils vont directement enrichir le cercle du pouvoir. Dans ce cas, ces dettes deviennent des dettes personnelles, et non plus des dettes d’Etat qui engageraient le peuple et ses représentants. Rappelons d’ailleurs l’une des conditions de la régularité des dettes selon Sack : « les dettes d’État doivent être contractées et les fonds qui en proviennent utilisés pour les besoins et dans les intérêts de l’État ». Ainsi, les dettes multilatérales contractées dans le cadre d’ajustements structurels tombent dans la catégorie des dettes odieuses, tant le caractère préjudiciable de ces politiques a été clairement démontré, notamment par des organes de l’ONU [7].
Pratiquement, pour tenir compte des avancées du droit international depuis la première théorisation de la dette odieuse en 1927, on pourrait qualifier au minimum les dettes odieuses comme celles contractées par des gouvernements qui violent les grands principes de droit international tels que ceux figurant dans la Charte des Nations Unies, la Déclaration universelle des droits de l’homme et les deux pactes sur les droits civils et politiques et les droits économiques, sociaux et culturels de 1966 qui l’ont complétée, ainsi que les normes impératives de droit international (jus cogens [8]). Cette affirmation trouve sa confirmation dans la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969, qui dans son article 53, prévoit la nullité d’actes contraires au jus cogens , qui regroupe, entre autres, les normes suivantes : l’interdiction de mener des guerres d’agression, l’interdiction de pratiquer la torture, l’interdiction de commettre des crimes contre l’humanité et le droit des peuples à l’autodétermination.
C’est également dans ce sens qu’allait la définition proposée par le Rapporteur spécial Mohammed Bedjaoui dans son projet d’article sur la succession en matières de dettes d’Etat pour la Convention de Vienne de 1983 : « En se plaçant du point de vue de la communauté internationale, on pourrait entendre par dette odieuse toute dette contractée pour des buts non conformes au droit international contemporain, et plus particulièrement aux principes du droit international incorporés dans la Charte des Nations Unies [9] » .
Ainsi, les dettes contractées sous le régime de l’apartheid en Afrique du Sud sont odieuses, puisque ce régime violait la Charte des Nations Unies, qui définit le cadre juridique des relations internationales. L’ONU, par une résolution adoptée en 1964, avait d’ailleurs demandé à ses agences spécialisées, dont la Banque mondiale, de cesser leur soutien financier à l’Afrique du Sud ; mais la Banque mondiale n’a pas appliqué cette résolution, et a continué à prêter au régime de l’apartheid, dans le plus grand mépris du droit international [10] .
Dans le cas des dettes issues d’une colonisation, le droit international prévoit également leur non transférabilité aux Etats qui ont gagné leur indépendance, conformément à l’article 16 de la Convention de Vienne de 1978 qui dispose : « Un Etat nouvellement indépendant n’est pas tenu de maintenir un traité en vigueur ni d’y devenir partie du seul fait qu’à la date de la succession d’Etats le traité était en vigueur à l’égard du territoire auquel se rapporte la succession d’Etats ». L’article 38 de la Convention de Vienne de 1983 sur la succession d’Etats en matières de biens, d’archives et de dettes d’Etats (non encore en vigueur) est à cet égard explicite : « 1. Lorsque l’Etat successeur est un Etat nouvellement indépendant, aucune dette d’Etat de l’Etat prédécesseur ne passe à l’Etat nouvellement indépendant, à moins qu’un accord entre eux n’en dispose autrement au vu du lien entre la dette d’Etat de l’Etat prédécesseur liée à son activité dans le territoire auquel se rapporte la succession d’Etats et les biens, droits et intérêts qui passent à l’Etat nouvellement indépendant. 2. L’accord mentionné au paragraphe 1 ne doit pas porter atteinte au principe de la souveraineté permanente de chaque peuple sur ses richesses et ses ressources naturelles, ni son exécution mettre en péril les équilibres économiques fondamentaux de l’Etat nouvellement indépendant ».
Il convient ici de rappeler que la Banque mondiale est directement impliquée dans certaines dettes coloniales, puisqu’au cours des années 50 et 60, elle a octroyé des prêts aux puissances coloniales pour des projets permettant aux métropoles de maximiser leur exploitation de leurs colonies. Il faut également signaler que les dettes contractées auprès de la Banque par les autorités belges, anglaises et françaises pour leurs colonies ont ensuite été transférées aux pays qui accédaient à leur indépendance sans leur consentement [11] . Par ailleurs, elle a refusé de suivre une résolution adoptée en 1965 par l’ONU lui enjoignant de ne plus soutenir le Portugal tant que celui-ci ne renonçait pas à sa politique coloniale.
Il faut, en outre, qualifier d’odieuses toutes les dettes contractées en vue du remboursement de dettes considérées comme odieuses. La New Economic Foundation [12]. assimile, à raison, les emprunts destinés à rembourser des prêts odieux à une opération de blanchiment. L’outil de l’audit doit permettre de déterminer la légitimité ou non de ces prêts.
Tout le monde n’est bien sûr pas unanime sur la définition de la dette odieuse, mais le fait que cet élément de droit fasse débat ne lui ôte en rien sa pertinence et son bien-fondé. On doit plutôt y voir un signe de l’enjeu que représente la question, tant pour les créanciers que pour les débiteurs, et la traduction sur le plan juridique d’un conflit entre des intérêts divergents. D’ailleurs, plusieurs cas ont montré que cet argument peut être légitimement invoqué pour le non paiement d’une dette.
1.2. L’application de la doctrine de la dette odieuse et l’actualisation de la pratique
Les cas où la doctrine de la dette odieuse a été appliquée ou invoquée sont nombreux et ont été étudiés dans plusieurs études consacrées au sujet. Nous ne nous pencherons ici que sur quelques cas emblématiques.
• Le refus des Etats-Unis d’assumer la dette cubaine en 1898.
C’est l’un des premiers cas où des dettes odieuses (en l’occurrence dette d’asservissement) ont été effectivement répudiées. En 1898, suite à la guerre entre les Etats-Unis et l’Espagne, celle-ci transfère aux Etats-Unis la souveraineté sur Cuba. Les délégués américains à la conférence de la paix de Paris ont justifié leur refus de payer les dettes odieuses réclamées à Cuba au motif 1) que les prêts n’avaient pas bénéficié aux Cubains, certains ayant financé la répression de soulèvements populaires 2) que Cuba n’avait pas consenti à contracter de telles dettes 3) que les créanciers étaient au courant du contexte et devaient assumer le risque de non paiement.
• Traité de Versailles et la dette polonaise, 1919.
L’article 255 de ce traité exonéra la Pologne de payer « la fraction de la dette dont la Commission des Réparations attribuera l’origine aux mesures prises par les gouvernements allemand et prussien pour la colonisation allemande de la Pologne ». Une disposition similaire fut prise dans le traité de paix de 1947 entre l’Italie et la France, qui déclare « inconcevable que l’Ethiopie assure le fardeau des dettes contractées par l’Italie afin d’en assurer sa domination sur le territoire éthiopien ».
• Arbitrage entre la Grande Bretagne et le Costa Rica en 1923.
En 1922, le Costa Rica promulgua une loi qui annulait tous les contrats passés entre 1917 et 1919 par l’ancien dictateur Federico Tinoco et refusa donc d’honorer la dette qu’il avait contractée auprès de la Royal Bank of Canada - il s’agit donc d’un cas où la doctrine a été appliquée pour une dette commerciale. Le litige qui s’ensuivit entre la Grande-Bretagne et le Costa Rica fut arbitré par le président de la Cour Suprême des Etats-Unis, William Howard Taft. Celui-ci déclara valide la décision du gouvernement costaricain en soulignant : « le cas de la Banque royale ne dépend pas simplement de la forme de la transaction, mais de la bonne foi de la banque lors du prêt pour l’usage réel du gouvernement costaricain sous le régime de Tinoco. La Banque doit prouver que l’argent fut prêté au gouvernement pour des usages légitimes. Elle ne l’a pas fait ».
Des références plus récentes au concept de dette odieuse ont réaffirmé sa valeur, même s’ils n’ont pas débouché sur la répudiation ou l’annulation des dettes :
• Après la chute du régime de l’Apartheid en Afrique du Sud, de nombreuses voix se sont élevées pour exiger le non-paiement des dettes odieuses. Les pressions sur le gouvernement ont finalement abouti à une reconnaissance des dettes contractées sous l’Apartheid.
• En 1998, l’International Development Committee du parlement britannique a explicitement fait référence au caractère odieux de la dette rwandaise pour demander son annulation de la part des créanciers bilatéraux.
• En 2003, après l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis, l’administration américaine a invoqué l’argument de la dette odieuse pour demander l’annulation de la dette bilatérale de l’Irak [13]. Consciente du précédent que cela pourrait créer, l’administration Bush a finalement renoncé à cet argument et l’allègement de la dette irakienne a été concédé pour des raisons de soutenabilité. Il faut souligner que l’argument a été abandonné non pas pour son inconsistance, mais au contraire parce que sa validité juridique représentait un risque : il aurait en effet pu être utilisé dans de nombreux cas, mais cette fois contre l’intérêt des Etats-Unis et de ses alliés.
Ainsi, si elle n’a pas toujours permis d’aboutir au non paiement, la doctrine de la dette odieuse n’a pas été remise en cause en tant que telle [14] .
Ce sont les pressions des créanciers et des considérations d’ordre stratégique qui ont poussé les gouvernements à reconnaître ces dettes ; la pratique des Etats et la coutume internationale sont donc le reflet du rapport de force défavorable aux pays débiteurs. Les gouvernements doivent se saisir de cet argument. Les arguties et tergiversations juridiques des instituions comme la Banque mondiale, le FMI ou d’autres créanciers ne résistent pas aux faits et à la force d’une doctrine puissante comme celle de la dette odieuse. Bien que les créanciers essayent de l’enterrer, cette doctrine ressurgit régulièrement dans une forme actualisée.
La décision unilatérale prise par le Paraguay en 2006 (voir infra, 3. 2), qui, sur la base de son caractère frauduleux, a déclaré nulle la dette contractée auprès des banques européennes, doit inspirer d’autres gouvernements. Bien que le décret paraguayen ne fasse pas explicitement référence à la dette odieuse, il s’agit bel et bien d’une dette nulle per se, et donc d’une dette odieuse. Voilà une nouvelle preuve, issue de la pratique des Etats, de la validité de la doctrine.
Si la Banque mondiale a été si prompte à disqualifier ce concept, ne serait-ce pas en raison de sa responsabilité dans la dette odieuse de nombreux pays ? Nous sommes en droit de nous interroger sur sa politique de prêt passée et actuelle, sur son soutien à des dictatures et des régimes coupables de graves violations des droits de l’homme, sur son soutien aux puissances coloniales, sur son soutien à des régimes corrompus par des prêts qui servaient à l’enrichissement personnel des dirigeants... Ce n’est d’évidence pas à elle de clore les débats.
2. Il n’existe pas pour les Etats débiteurs d’obligation absolue de payer
Le concept de dette odieuse n’est qu’un des éléments qui peuvent fonder l’annulation des dettes ou leur répudiation. Comme le rappelle Robert Howse [15] , l’obligation de payer n’a jamais été reconnue comme absolue et inconditionnelle.
2.1. D’autres arguments en faveur de l’annulation
Comme nous l’avons vu, les obligations nées d’un contrat ou d’un traité, ne sont pas absolues mais sont encadrées par la loi. En effet, les contrats de prêt à des régimes qui violent le jus cogens sont nuls et non avenus. Par conséquent, le jus cogens permet d’annuler non seulement la dette initiale mais également l’ensemble des prêts subséquents contractés pour la rembourser. L’audit de la dette permettra ainsi d’identifier tous les prêts ayant servi à rembourser des dettes initialement illégales. Pour fonder une répudiation de dette sur le fondement du jus cogens, il suffit pour le gouvernement endetté de prouver que les créanciers savaient que, au moment du prêt, l’Etat ou le gouvernement violait le jus cogens. Nul besoin de prouver l’intention réelle des créanciers de violer ces normes impératives du droit international.
Outre la violation du jus cogens, le Traité de Vienne de 1969 sur le droit des Traités, qui appartient à la catégorie des sources primaires du droit international (article 38 du Statut de la CIJ), contient plusieurs dispositions pouvant fonder l’illégalité de certaines dettes contractées entre les Etats. Ainsi l’article 46 porte sur l’incompétence des contractants, l’article 49 sur le dol, l’article 51 sur la corruption et l’article 52 sur la menace ou l’emploi de force. Si les pouvoirs publics parviennent à prouver au moyen d’un audit de la dette que ces dispositions impératives pour les Etats ont été violées au moment de la conclusion du prêt, alors ils seront fondés légalement à répudier ou annuler les dettes entachées d’illégalité.
De plus, le principe pacta sunt servanda, qui commande aux parties le respect des accords conclus, est tempéré par d’autres principes, comme rebus sic stantibus, selon lequel un changement fondamental de circonstances peut remettre en cause les obligations d’un accord. De même, si un Etat invoque la force majeure et l’état de nécessité, il ne peut être poursuivi pour n’avoir pas respecté ses obligations. Par ailleurs, pour Robert Howse, le principe de continuité de l’Etat est limité par des considérations d’équité fréquemment utilisées par les tribunaux et les organes d’arbitrage. Ces limitations d’équité sont l’illégalité, la fraude, le changement fondamental de circonstance, la mauvaise foi, l’incompétence du signataire, l’abus de droit... Or, l’équité est un principe général du droit international (PGD), également source de droit international selon l’article 38 de la CIJ. Soulignons que les PGD doivent impérativement être respectés par tous les bailleurs de fonds (Etats, banques privées, FMI, Banque mondiale...).
Evidemment, les juridictions nationales sont en droit de juger la légalité et la constitutionnalité des dettes, comme l’a fait en 2000 la justice argentine, par la sentence Olmos, qui a déclaré l’illégalité des dettes contractées par la junte militaire. De toute évidence, elle fait un apport considérable à la jurisprudence nationale et internationale. Le silence des institutions financières internationales, des médias et des pays occidentaux sur cette affaire si délicate est assourdissant, mais il est un aveu de culpabilité. L’affaire a en effet permis de démontrer un lien direct entre les bailleurs de fonds et la dictature argentine qui, rappelons-le, a commis des crimes contre l’humanité, y compris le génocide comme il été reconnu dans la sentence Etchecolaz.
C’est sur certains de ces arguments que s’appuient les campagnes dette et les mouvements sociaux pour réclamer l’annulation de dettes illégitimes, dont l’illégitimité, qui doit être déterminée par audit, peut résulter des conditions associées aux prêts (taux usuraires, mise en place de réformes contraires à l’intérêt général), de l’usage des prêts et de leurs conséquences (projets qui n’aboutissent pas, éléphants blancs, projets qui portent préjudice aux populations ou à l’environnement) ou des conditions dans lesquelles ils ont été contractés (déséquilibre entre les contractants, corruption) . Le paiement des dettes peut également devenir illégitime lorsqu’il empêche l’Etat- et en conséquence, les pouvoirs publics et les différents organes- de remplir ses obligations concernant le respect des droits humains. Plusieurs rapports des experts indépendants adoptés par l’ancienne commission des droits de l’homme de l’ONU soulignent le fait que, par le mécanisme de la dette, les pouvoirs publics, se trouvent non seulement dans l’impossibilité de remplir leurs obligations internationales, mais sont pratiquement obligés de mener des politiques de violations massives des droits humains.
2.2. Les droits et devoirs des Etats
Si l’obligation des Etats à payer leurs dettes, en vertu du pacta sunt servanda, n’est pas absolue, il y a en revanche des obligations supérieures que l’Etat se doit de respecter avant toutes les autres. Les normes de droit sont en effet hiérarchisées, et les droits humains, tels que reconnus universellement dans les conventions internationales, sont supérieurs aux droits garantis dans un contrat de prêt. Un retour sur certains des textes qui ont défini les droits humains fondamentaux s’impose. La Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) qui consacre des droits individuels tels que le droit à la santé, à l’éducation, au logement, à la sécurité sociale, au travail, aux loisirs, dispose également que « toute personne a droit à ce que règne, sur le plan social et sur le plan international, un ordre tel que les droits et libertés énoncés dans la présente Déclaration puissent y trouver plein effet » (article 28). Cela suppose, comme le suggère Tamara Kunanayakam, « l’élimination de systèmes et de structures injustes comme une condition de la réalisation des droits humains et libertés fondamentales [16] » . Le mécanisme de la dette est sans conteste un de ces systèmes injustes- voire illicites- qui doivent être abolis. On peut également rappeler les obligations contenues dans le Pacte International sur les droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC), ratifié par plus de 150 Etats et dont l’article 2, alinéa 1 exige de chaque Etat qu’il agisse « tant par son effort propre que par l’assistance et la coopération internationales, notamment sur les plans économique et technique, au maximum de ses ressources disponibles, en vue d’assurer progressivement le plein exercice des droits reconnus dans le présent Pacte ». La Déclaration sur le droit au développement, adoptée par l’écrasante majorité des pays membres de l’ONU [17], affirme quant à elle le droit au développement comme « un droit inaliénable de l’homme » et dispose à l’article 2 alinéa 3 : « Les Etats ont le droit et le devoir de formuler des politiques de développement national appropriées ayant pour but l’amélioration constante du bien-être de l’ensemble de la population et de tous les individus sur la base de leur participation active, libre et significative dans le développement et la distribution équitables des bénéfices issus de celui-ci ». Ces obligations d’une portée universelle, tant sur le plan moral que juridique, ne sauraient être subordonnées au respect de contrats le plus souvent illégitimes.
3. La stratégie juridique du CADTM : l’action unilatérale des gouvernements du Sud et du Nord fondée sur le droit international et interne
3.1. Le rejet des solutions proposées par la Banque
La Banque mondiale consacre toute la dernière partie de son rapport à proposer des voies alternatives à la répudiation des dettes odieuses par les pays du Sud. Mais ne nous y trompons pas, ces propositions de la banque pour améliorer « la bonne gouvernance » dans les pays en développement visent avant tout à restructurer, autrement dit blanchir, les vieilles dettes odieuses et illégitimes et à les rendre tout juste « soutenables » pour le pays, selon les critères du FMI et de la Banque mondiale [18] . La Banque mondiale incite donc les pays du Sud à négocier avec les créanciers en concluant par exemple des programmes PPTE (Pays Pauvres Très Endettés) pour ainsi bénéficier d’allègements de dettes (page 33 du rapport).
L’argument invoqué par la Banque mondiale en faveur de la négociation est qu’une répudiation unilatérale des dettes illégitimes et odieuses entraînerait l’isolement du pays qui n’aurait alors plus accès au marché des capitaux. Or, le cas de l’Afrique du Sud, constamment mis en avant par le rapport de la banque, démontre que le gouvernement post-apartheid de Mandela aurait dû répudier les dettes contractées par le gouvernement criminel durant l’apartheid au lieu de négocier avec les créanciers, comme il l’a fait sous la pression des créanciers externes. En effet, le rapport de la CNUCED sur la doctrine de la dette odieuse constate que si l’Afrique du Sud avait simplement mis en place un moratoire de dix ans sur le remboursement de la dette accumulée par le régime d’apartheid, alors le gouvernement aurait « économisé » 10 milliards de dollars. Au lieu de cela, le gouvernement sud-africain a cédé aux créanciers en remboursant la dette criminelle de l’apartheid. Il a bénéficié en contrepartie de seulement 1,1 milliard de dollars d’aide extérieure sur les dix années qui ont suivi l’élection de Mandela. Le calcul est donc simple : si l’Afrique du Sud avait répudié la dette illégale de l’apartheid, elle aurait « économisé » pas moins de 8,9 milliards de dollars dans l’hypothèse où elle aurait été privée totalement de capitaux extérieurs. La menace de la fermeture de l’accès aux capitaux ne fait donc pas le poids par rapport à l’intérêt qu’auraient les pays en développement à répudier leurs dettes illégales et illégitimes.
Si la Banque mondiale pousse les gouvernements à rembourser, c’est évidemment pour récupérer l’argent prêté. Mais c’est aussi pour garder sur eux un ascendant, et pour qu’ils se soumettent à ses conditions et à celles du FMI. Ces conditions vont au-delà « ...de la simple imposition d’un ensemble de mesures macroéconomiques au niveau interne. Elles [sont] l’expression d’un projet politique, d’une stratégie délibérée de transformation sociale à l’échelle mondiale, dont l’objectif principal est de faire de la planète un champ d’action où les sociétés transnationales pourront opérer en toute sécurité. Bref, les programmes d’ajustement structurel (PAS) jouent un rôle de "courroie de transmission" pour faciliter le processus de mondialisation qui passe par la libéralisation, la déréglementation et la réduction du rôle de l’État dans le développement national [19] » . On ne peut s’en remettre au verdict d’une Banque juge et partie, d’une Banque qui condamne la soi-disant partialité de la doctrine de la dette odieuse pour mieux feindre une neutralité qui ne passe pas l’épreuve des faits.
3.2. La répudiation et l’annulation des dettes illégitimes et illégales par les pouvoirs publics après réalisation d’un audit.
Le CADTM a publié avec le CETIM (Centre Europe - Tiers monde) et avec le soutien d’autres mouvements et réseaux internationaux [20]. un manuel pour des audits dans le Tiers-monde afin d’inciter les gouvernements du Sud à réaliser l’audit de leurs dettes, pour ensuite être fondés légalement à répudier toutes les dettes illégales et illégitimes. En effet, l’audit est l’outil privilégié pour mettre en lumière toutes les irrégularités dans les contrats de prêt mais aussi la complicité des bailleurs de fonds internationaux dans l’endettement illégal et illégitime des pays en développement. Ce manuel offre une méthodologie pouvant accompagner les populations et les gouvernements du Sud dans la réalisation d’audits de la dette. Rappelons que les pouvoirs publics disposent du droit d’enquêter sur les finances publiques et de se prononcer légalement sur le caractère illicite d’une dette, en vertu du droit international et national. L’exemple le plus récent est celui du gouvernement paraguayen qui a pris un décret le 26 août 2005, par lequel il répudie une dette illégale de 85 millions de dollars à l’égard d’une banque genevoise, l’Overland Trust Bank [21] . Cet acte politique est important pour deux raisons majeures. D’abord, il montre que les pouvoirs publics ont le droit de déterminer le caractère illicite d’une dette après l’avoir auditée. Ensuite, ce décret démontre que la répudiation d’une dette par un gouvernement est un acte unilatéral souverain que les créanciers doivent accepter s’il est fondé juridiquement. Il est important que la société civile soit impliquée dans la réalisation de l’audit de la dette comme c’est le cas actuellement en Equateur. En effet, les populations ont le droit d’être associées à l’audit, en vertu de l’article 21 Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et des articles 19 et 25 a du Pacte International relatif aux droits civils et politiques de 1966 [22]. Ainsi, la Commission d’audit intégral de la dette publique interne et externe (CAIC) instaurée par le président Rafael Correa regroupe des délégués des pouvoirs de l’Etat ainsi que des représentants d’organisations sociales et citoyennes de la société équatorienne et des délégués des organisations de solidarité Nord/Sud ayant fait la preuve d’une expertise en matière de dette [23].
Après avoir effectué ces audits de la dette, les pouvoirs publics pourront utiliser leur droit interne et le droit international pour répudier toutes les dettes illégales et illégitimes.
La Norvège constitue un bon exemple à suivre par les Etats et les mouvements sociaux. En octobre 2006, suite à une campagne de la société civile menée notamment par SLUG [24] et par des mouvements citoyens en Equateur, la Norvège a reconnu sa responsabilité dans l’endettement illégitime de 5 pays - Equateur, Egypte, Jamaïque, Pérou, Sierra Leone - et a décidé d’annuler unilatéralement une part des créances envers ces pays, à hauteur de 62 millions d’euros.
Le réseau CADTM considère qu’un gouvernement démocratique a parfaitement le droit de répudier ou d’annuler unilatéralement des dettes sur base d’un audit qui aurait identifié toutes les dettes illégales et illégitimes. Les Etats sont souverains et ont de nombreux arguments juridiques à leur disposition, comme la doctrine de la dette odieuse, pour déclarer nulles leurs dettes et mettre fin à leur remboursement. Ils sont également en droit, le cas échéant, de demander aux créanciers, dont la responsabilité internationale est engagée, de rendre des comptes pour leurs actes illicites, et de réclamer des réparations pour le préjudice causé.
Les impératifs de justice et de démocratie exigent que les gouvernements prennent de telles décisions. Il est absolument nécessaire que ces mêmes impératifs guident les gouvernements libérés du poids d’une dette illégitime et illégale, pour qu’ils respectent leurs obligations vis-à-vis de leur population : ils doivent, grâce aux fonds ainsi récupérés, tout mettre en oeuvre pour améliorer le bien-être des populations et ainsi respecter leurs engagements en matière de droits humains, tels qu’inscrits notamment dans les Pactes internationaux relatifs aux droits économiques, sociaux et culturels et aux droits civils et politiques.
Le fait que la Banque mondiale publie pour la première fois un rapport sur la dette odieuse montre qu’elle ne peut plus ignorer cet argument juridique mis en avant par de nombreuses organisations de la société civile. Le rideau de fumée dressé par la Banque mondiale et le FMI ne parviendra pas à empêcher l’application de cette doctrine par des gouvernements légitimes qui souhaitent mettre leur politique en conformité avec les pactes internationaux auxquels ils ont souscrit. A nous maintenant de faire appliquer ces arguments juridiques par nos gouvernements !
Notes:
[1] Voir par exemple le commentaire d’EURODAD
[2] Voir dans le numéro 37 de la revue trimestrielle du CADTM Les Autres Voix de la Planète, l’article « La Banque mondiale essaie de faire passer à la trappe la doctrine de la dette odieuse » .
[3] Alexander Sack, 1927 : « Les Effets des Transformations des Etats sur leurs dettes publiques et autres obligations financières »
[4] Khalfan et al., " Advancing the Odious Debt Doctrine ", 2002, cité dans Global Economic Justice Report, Toronto, July 2003
[5] Jeff King, « Odious Debt : The Terms of Debate »
[6] King propose notamment la réalisation d’audits pour déterminer l’absence ou non de bénéfice.
[7] Voir Eric Toussaint, La finance contre les peuples. La bourse ou la vie. Paris : Syllepse ; Genève : CETIM ; Liège : CADTM, 2004, p. 516-519.
[8] L’article 53 dispose : « Est nul tout traité qui, au moment de sa conclusion, est en conflit avec une norme impérative du droit public international général. Aux fins de la présente Convention, une norme impérative de droit international général est une norme acceptée et reconnue par la communauté internationale des États dans son ensemble en tant que norme à laquelle aucune dérogation n’est permise et qui ne peut être modifiée que par une nouvelle norme du droit international général ayant le même caractère »
[9] Mohammed Bedjaoui, « Neuvième rapport sur la succession dans les matières autres que les traités », A/CN.4/301et Add.l, p. 73.
[10] Voir Eric Toussaint, Banque mondiale, le Coup d’Etat permanent : l’agenda caché du consensus de Washington. Paris : Syllepse ; Genève : CETIM ; Liège : CADTM, 2006.
[11] Voir Eric Toussaint, op. cit.
[12] Voir le rapport de la New Economics Foundation, « Odious Lending : Debt Relief as if Moral Mattered », p. 2 : « The result is a vicious circle of debt in which new loans have to be taken out by successive governments to service the odious ones, effectively ’laundering‘ the original loans. This defensive lending can give a legitimate cloak to debts that were originally the result of odious lending ». Disponible ici.
[13] Voir l’article « La dette odieuse de l’Irak » par Eric Toussaint.
[14] Voir le document de la CNUCED par Robert Howse “The concept of odious debt in public international law”, p. 1 : “The paper also looks at some situations where other States’ tribunals have rejected or questioned claims of a transitional regime to adjust or sever debt obligations based on considerations of “odiousness”.(...) In none of these situations was a claim of odious debt rejected on grounds that international law simply does not countenance alteration in state-to-state debt obligations based on any equitable considerations whatsoever.”
[15] Voir « The concept of odious debt in public international law”, p. 1 : « The international law obligation to repay debt has never been accepted as absolute, and has been frequently limited or qualified by a range of equitable considerations, some of which may be regrouped under the concept of “odiousness.” » ; p.5 : « Equity and justice have been brought into the disposition of debt in the case of succession because, both within the main private law systems of the world and in public international law, they have been long recognized as limits or qualifications to legal obligation... » ; p. 6 : « While general principles to be discerned from the limits of contractual obligation in domestic legal systems are one source of equity or justice, it would be odd if the evolving normative content of international law itself were not also to be such a source. In the case of those international agreements that are treaties, the Vienna Convention on the Law of Treaties requires that the obligations in any one agreement be read in light of other binding agreements as well “as any relevant rules of international law applicable between the parties.” This certainly includes elements of human rights law that have become custom (or even preemptory norms) » ; p. 21 : « This is consistent with the accepted view that equity constitutes part of the content of “the general principles of law of civilized nations,” one of the fundamental sources of international law stipulated in the Statute of the International Court of Justice ».
[16] Tamara Kunanayakam, « La Déclaration des Nations Unies sur le droit au développement : pour un nouvel ordre international, p. 40 dans Quel développement ? Quelle coopération internationale ? Genève : CETIM, 2007.
[17] 146 votes pour, 1 vote contre, 8 abstentions et 4 non votants.
[18] Le critère retenu pour déterminer une éventuelle insoutenabilité de la dette est le rapport entre la valeur actuelle de sa dette et le montant annuel de ses exportations. Si ce ratio est supérieur à 150%, la dette est estimée insoutenable.
[19] ONU-CDH, Rapport commun de l’Expert indépendant Fantu Cheru et du Rapporteur spécial, E/CN.4/2000/51, 14 janvier 2000
[20] AAJ, ATTAC (Uruguay), COTMEC, Auditoria Cidadã Da Dívida (Brésil), Emmaüs internacional, Eurodad, Jubilee South, South Centre
[21] Les motifs de la répudiation de la dette sont notamment expliqués dans le discours du Président du Paraguay devant l’Assemblée générale de l’ONU du 3 octobre 2005 : « Cet acte frauduleux a été le fait de fonctionnaires d’une dictature corrompue, qui en collusion avec un groupe de banques internationales, qui cherchent à nous dépouiller de ressources dont en toute urgence notre pays a besoin ».
[22] L’article 21 DUDH, adoptée à l’unanimité des membres de l’ONU en 1948, dispose que « toute personne a le droit de prendre part à la direction des affaires publiques de son pays soit directement soit par l’intermédiaire des représentants ». L’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques pose la liberté d’expression (« liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce ») et son article 25 rappelle le droit de tout citoyen à prendre part à la direction des affaires publiques. (La quasi totalité des Etats a ratifié ce Pacte sauf les Etats-Unis qui l’ont signé mais qui depuis plus de 30 ans refusent toujours de le ratifier.) L’audit correspond donc a une exigence de démocratie et de transparence (droit de savoir et de demander des réparations).
[23] Voir le décret présidentiel qui a institué la commission d’audit :
[24] SLUG est une coupole norvégienne pour l’annulation de la dette regroupant plus de 50 organisations de la société civile norvégienne
par CADTM
21 juin 2008
Le 14 avril 2008 se tenait, à Washington, une table ronde consacrée à la doctrine de la dette odieuse, réunissant des représentants de la Banque mondiale, du FMI, de la Banque africaine de développement, de gouvernements du Nord et du Sud, des organisations de la société civile et quelques universitaires. Cette journée de discussion a été convoquée par la Banque mondiale suite à la demande de certaines organisations non gouvernementales, qui avaient critiqué [1] son rapport, publié en septembre 2007, intitulé « Odious Debt : some considerations ». En effet, ce premier rapport de la Banque mondiale sur la dette odieuse est bâclé, partial, condescendant envers les organisations qui agissent pour une solution juste à la dette et n’a d’autre but que d’évacuer cette question sensible du débat pour imposer ses « solutions » inadaptées [2] . Bien que la Banque mondiale ait accepté de poursuivre la discussion sur la dette odieuse en octobre prochain, il semble peu probable qu’elle change sa position de manière significative, étant donné qu’elle refuse d’aborder la question des prêts passés. Le CADTM Belgique tient à réagir à ce rapport de la Banque mondiale, pour aborder cette question avec davantage de justesse et de justice et proposer aux mouvements sociaux du Sud et du Nord une stratégie juridique basée sur l’audit de la dette pour fonder une répudiation et une annulation unilatérale des dettes illégales et illégitimes par les pouvoirs publics.
1. La doctrine de la dette odieuse : un argument de droit international dont les peuples et les Etats doivent se saisir
1.1. La dette odieuse ou le droit de déclarer la nullité de la dette
Dans son rapport, la Banque mondiale considère la dette odieuse comme une notion vague, un concept « fourre-tout », utilisé à tort et à travers par les organisations de la société civile. La banque est, cependant, en partie responsable de cette soi-disant confusion, puisqu’elle ne prend jamais la peine de citer les arguments des défenseurs de cette doctrine, à commencer par le premier d’entre eux, Alexander Sack, qui a théorisé cette doctrine en 1927 [3] . Celui-ci explique : « Si un pouvoir despotique contracte une dette non pas pour les besoins et dans les intérêts de l’État, mais pour fortifier son régime despotique, pour réprimer la population qui le combat, etc., cette dette est odieuse pour la population de l’Etat entier (...). Cette dette n’est pas obligatoire pour la nation ; c’est une dette de régime, dette personnelle du pouvoir qui l’a contractée, par conséquent elle tombe avec la chute de ce pouvoir ».Il ajoute un peu plus loin : « On pourrait également ranger dans cette catégorie de dettes les emprunts contractés dans des vues manifestement intéressées et personnelles des membres du gouvernement ou des personnes et groupements liés au gouvernement - des vues qui n’ont aucun rapport aux intérêts de l’État ».
Sack souligne également que les créanciers de telles dettes, lorsqu’ils ont prêté en connaissance de cause, « ont commis un acte hostile à l’égard du peuple ; ils ne peuvent donc pas compter que la nation affranchie d’un pouvoir despotique assume les dettes « odieuses », qui sont des dettes personnelles de ce pouvoir ». Ainsi, trois conditions se dégagent pour qualifier une dette d’odieuse : 1) elle a été contractée par un régime despotique, dictatorial, en vue de consolider son pouvoir 2) elle a été contractée non dans l’intérêt du peuple, mais contre son intérêt et/ou dans l’intérêt personnel des dirigeants et des personnes proches du pouvoir 3) les créanciers connaissaient (ou étaient en mesure de connaître) la destination odieuse des fonds prêtés.
Plusieurs auteurs ont par la suite cherché à prolonger les travaux de Sack pour ancrer cette doctrine dans le contexte actuel. Le Center for International Sustainable Development Law (CISDL) de l’université McGill au Canada, propose par exemple cette définition générale : « Les dettes odieuses sont celles qui ont été contractées contre les intérêts de la population d’un Etat, sans son consentement et en toute connaissance de cause par les créanciers [4] » . Jeff King [5] s’est basé sur ces trois critères (absence de consentement, absence de bénéfice, connaissance des créanciers), considérés de manière cumulative, pour proposer une méthode de caractérisation des dettes odieuses.
Bien que la démarche de King soit intéressante à de nombreux égards [6] , elle est selon nous insuffisante puisqu’elle ne permet pas de prendre en compte toutes les dettes qui devraient être qualifiées d’odieuses. En effet, d’après King, le seul fait pour un gouvernement d’avoir été instauré par des élections libres suffit pour que ses dettes ne soient pas considérées comme odieuses. Cependant, l’Histoire a montré, avec A. Hitler en Allemagne, F. Marcos aux Philippines ou Fujimori au Pérou, que des gouvernements élus démocratiquement peuvent être des dictatures violentes et commettre des crimes contre l’humanité.
Il est donc nécessaire de s’intéresser au caractère démocratique de l’Etat débiteur au-delà de son mode de désignation : tout prêt octroyé à un régime, fût-il élu démocratiquement, qui ne respecte pas les principes fondamentaux du droit international tels que les droits humains fondamentaux, l’égalité souveraine des Etats, ou l’absence du recours à la force, doit être considéré comme odieux. Les créanciers, dans le cas de dictatures notoires, ne peuvent arguer de leur ignorance et ne peuvent exiger d’être payés. Dans ce cas, la destination des prêts n’est pas fondamentale pour la caractérisation de la dette. En effet, soutenir financièrement un régime criminel, même pour des hôpitaux ou des écoles, revient à consolider son régime, à lui permettre de se maintenir. D’abord, certains investissements utiles (routes, hôpitaux...) peuvent ensuite être utilisés à des fins odieuses, par exemple pour soutenir l’effort de guerre. Ensuite, le principe de fongibilité des fonds fait qu’un gouvernement qui emprunte pour des fins utiles à la population ou à l’Etat, - ce qui est officiellement presque toujours le cas - peut libérer des fonds pour d’autres buts moins avouables.
Au-delà de la nature de régime, la destination des fonds devrait en revanche suffire à caractériser une dette d’odieuse, lorsque ces fonds sont utilisés contre l’intérêt majeur des populations ou lorsqu’ils vont directement enrichir le cercle du pouvoir. Dans ce cas, ces dettes deviennent des dettes personnelles, et non plus des dettes d’Etat qui engageraient le peuple et ses représentants. Rappelons d’ailleurs l’une des conditions de la régularité des dettes selon Sack : « les dettes d’État doivent être contractées et les fonds qui en proviennent utilisés pour les besoins et dans les intérêts de l’État ». Ainsi, les dettes multilatérales contractées dans le cadre d’ajustements structurels tombent dans la catégorie des dettes odieuses, tant le caractère préjudiciable de ces politiques a été clairement démontré, notamment par des organes de l’ONU [7].
Pratiquement, pour tenir compte des avancées du droit international depuis la première théorisation de la dette odieuse en 1927, on pourrait qualifier au minimum les dettes odieuses comme celles contractées par des gouvernements qui violent les grands principes de droit international tels que ceux figurant dans la Charte des Nations Unies, la Déclaration universelle des droits de l’homme et les deux pactes sur les droits civils et politiques et les droits économiques, sociaux et culturels de 1966 qui l’ont complétée, ainsi que les normes impératives de droit international (jus cogens [8]). Cette affirmation trouve sa confirmation dans la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969, qui dans son article 53, prévoit la nullité d’actes contraires au jus cogens , qui regroupe, entre autres, les normes suivantes : l’interdiction de mener des guerres d’agression, l’interdiction de pratiquer la torture, l’interdiction de commettre des crimes contre l’humanité et le droit des peuples à l’autodétermination.
C’est également dans ce sens qu’allait la définition proposée par le Rapporteur spécial Mohammed Bedjaoui dans son projet d’article sur la succession en matières de dettes d’Etat pour la Convention de Vienne de 1983 : « En se plaçant du point de vue de la communauté internationale, on pourrait entendre par dette odieuse toute dette contractée pour des buts non conformes au droit international contemporain, et plus particulièrement aux principes du droit international incorporés dans la Charte des Nations Unies [9] » .
Ainsi, les dettes contractées sous le régime de l’apartheid en Afrique du Sud sont odieuses, puisque ce régime violait la Charte des Nations Unies, qui définit le cadre juridique des relations internationales. L’ONU, par une résolution adoptée en 1964, avait d’ailleurs demandé à ses agences spécialisées, dont la Banque mondiale, de cesser leur soutien financier à l’Afrique du Sud ; mais la Banque mondiale n’a pas appliqué cette résolution, et a continué à prêter au régime de l’apartheid, dans le plus grand mépris du droit international [10] .
Dans le cas des dettes issues d’une colonisation, le droit international prévoit également leur non transférabilité aux Etats qui ont gagné leur indépendance, conformément à l’article 16 de la Convention de Vienne de 1978 qui dispose : « Un Etat nouvellement indépendant n’est pas tenu de maintenir un traité en vigueur ni d’y devenir partie du seul fait qu’à la date de la succession d’Etats le traité était en vigueur à l’égard du territoire auquel se rapporte la succession d’Etats ». L’article 38 de la Convention de Vienne de 1983 sur la succession d’Etats en matières de biens, d’archives et de dettes d’Etats (non encore en vigueur) est à cet égard explicite : « 1. Lorsque l’Etat successeur est un Etat nouvellement indépendant, aucune dette d’Etat de l’Etat prédécesseur ne passe à l’Etat nouvellement indépendant, à moins qu’un accord entre eux n’en dispose autrement au vu du lien entre la dette d’Etat de l’Etat prédécesseur liée à son activité dans le territoire auquel se rapporte la succession d’Etats et les biens, droits et intérêts qui passent à l’Etat nouvellement indépendant. 2. L’accord mentionné au paragraphe 1 ne doit pas porter atteinte au principe de la souveraineté permanente de chaque peuple sur ses richesses et ses ressources naturelles, ni son exécution mettre en péril les équilibres économiques fondamentaux de l’Etat nouvellement indépendant ».
Il convient ici de rappeler que la Banque mondiale est directement impliquée dans certaines dettes coloniales, puisqu’au cours des années 50 et 60, elle a octroyé des prêts aux puissances coloniales pour des projets permettant aux métropoles de maximiser leur exploitation de leurs colonies. Il faut également signaler que les dettes contractées auprès de la Banque par les autorités belges, anglaises et françaises pour leurs colonies ont ensuite été transférées aux pays qui accédaient à leur indépendance sans leur consentement [11] . Par ailleurs, elle a refusé de suivre une résolution adoptée en 1965 par l’ONU lui enjoignant de ne plus soutenir le Portugal tant que celui-ci ne renonçait pas à sa politique coloniale.
Il faut, en outre, qualifier d’odieuses toutes les dettes contractées en vue du remboursement de dettes considérées comme odieuses. La New Economic Foundation [12]. assimile, à raison, les emprunts destinés à rembourser des prêts odieux à une opération de blanchiment. L’outil de l’audit doit permettre de déterminer la légitimité ou non de ces prêts.
Tout le monde n’est bien sûr pas unanime sur la définition de la dette odieuse, mais le fait que cet élément de droit fasse débat ne lui ôte en rien sa pertinence et son bien-fondé. On doit plutôt y voir un signe de l’enjeu que représente la question, tant pour les créanciers que pour les débiteurs, et la traduction sur le plan juridique d’un conflit entre des intérêts divergents. D’ailleurs, plusieurs cas ont montré que cet argument peut être légitimement invoqué pour le non paiement d’une dette.
1.2. L’application de la doctrine de la dette odieuse et l’actualisation de la pratique
Les cas où la doctrine de la dette odieuse a été appliquée ou invoquée sont nombreux et ont été étudiés dans plusieurs études consacrées au sujet. Nous ne nous pencherons ici que sur quelques cas emblématiques.
• Le refus des Etats-Unis d’assumer la dette cubaine en 1898.
C’est l’un des premiers cas où des dettes odieuses (en l’occurrence dette d’asservissement) ont été effectivement répudiées. En 1898, suite à la guerre entre les Etats-Unis et l’Espagne, celle-ci transfère aux Etats-Unis la souveraineté sur Cuba. Les délégués américains à la conférence de la paix de Paris ont justifié leur refus de payer les dettes odieuses réclamées à Cuba au motif 1) que les prêts n’avaient pas bénéficié aux Cubains, certains ayant financé la répression de soulèvements populaires 2) que Cuba n’avait pas consenti à contracter de telles dettes 3) que les créanciers étaient au courant du contexte et devaient assumer le risque de non paiement.
• Traité de Versailles et la dette polonaise, 1919.
L’article 255 de ce traité exonéra la Pologne de payer « la fraction de la dette dont la Commission des Réparations attribuera l’origine aux mesures prises par les gouvernements allemand et prussien pour la colonisation allemande de la Pologne ». Une disposition similaire fut prise dans le traité de paix de 1947 entre l’Italie et la France, qui déclare « inconcevable que l’Ethiopie assure le fardeau des dettes contractées par l’Italie afin d’en assurer sa domination sur le territoire éthiopien ».
• Arbitrage entre la Grande Bretagne et le Costa Rica en 1923.
En 1922, le Costa Rica promulgua une loi qui annulait tous les contrats passés entre 1917 et 1919 par l’ancien dictateur Federico Tinoco et refusa donc d’honorer la dette qu’il avait contractée auprès de la Royal Bank of Canada - il s’agit donc d’un cas où la doctrine a été appliquée pour une dette commerciale. Le litige qui s’ensuivit entre la Grande-Bretagne et le Costa Rica fut arbitré par le président de la Cour Suprême des Etats-Unis, William Howard Taft. Celui-ci déclara valide la décision du gouvernement costaricain en soulignant : « le cas de la Banque royale ne dépend pas simplement de la forme de la transaction, mais de la bonne foi de la banque lors du prêt pour l’usage réel du gouvernement costaricain sous le régime de Tinoco. La Banque doit prouver que l’argent fut prêté au gouvernement pour des usages légitimes. Elle ne l’a pas fait ».
Des références plus récentes au concept de dette odieuse ont réaffirmé sa valeur, même s’ils n’ont pas débouché sur la répudiation ou l’annulation des dettes :
• Après la chute du régime de l’Apartheid en Afrique du Sud, de nombreuses voix se sont élevées pour exiger le non-paiement des dettes odieuses. Les pressions sur le gouvernement ont finalement abouti à une reconnaissance des dettes contractées sous l’Apartheid.
• En 1998, l’International Development Committee du parlement britannique a explicitement fait référence au caractère odieux de la dette rwandaise pour demander son annulation de la part des créanciers bilatéraux.
• En 2003, après l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis, l’administration américaine a invoqué l’argument de la dette odieuse pour demander l’annulation de la dette bilatérale de l’Irak [13]. Consciente du précédent que cela pourrait créer, l’administration Bush a finalement renoncé à cet argument et l’allègement de la dette irakienne a été concédé pour des raisons de soutenabilité. Il faut souligner que l’argument a été abandonné non pas pour son inconsistance, mais au contraire parce que sa validité juridique représentait un risque : il aurait en effet pu être utilisé dans de nombreux cas, mais cette fois contre l’intérêt des Etats-Unis et de ses alliés.
Ainsi, si elle n’a pas toujours permis d’aboutir au non paiement, la doctrine de la dette odieuse n’a pas été remise en cause en tant que telle [14] .
Ce sont les pressions des créanciers et des considérations d’ordre stratégique qui ont poussé les gouvernements à reconnaître ces dettes ; la pratique des Etats et la coutume internationale sont donc le reflet du rapport de force défavorable aux pays débiteurs. Les gouvernements doivent se saisir de cet argument. Les arguties et tergiversations juridiques des instituions comme la Banque mondiale, le FMI ou d’autres créanciers ne résistent pas aux faits et à la force d’une doctrine puissante comme celle de la dette odieuse. Bien que les créanciers essayent de l’enterrer, cette doctrine ressurgit régulièrement dans une forme actualisée.
La décision unilatérale prise par le Paraguay en 2006 (voir infra, 3. 2), qui, sur la base de son caractère frauduleux, a déclaré nulle la dette contractée auprès des banques européennes, doit inspirer d’autres gouvernements. Bien que le décret paraguayen ne fasse pas explicitement référence à la dette odieuse, il s’agit bel et bien d’une dette nulle per se, et donc d’une dette odieuse. Voilà une nouvelle preuve, issue de la pratique des Etats, de la validité de la doctrine.
Si la Banque mondiale a été si prompte à disqualifier ce concept, ne serait-ce pas en raison de sa responsabilité dans la dette odieuse de nombreux pays ? Nous sommes en droit de nous interroger sur sa politique de prêt passée et actuelle, sur son soutien à des dictatures et des régimes coupables de graves violations des droits de l’homme, sur son soutien aux puissances coloniales, sur son soutien à des régimes corrompus par des prêts qui servaient à l’enrichissement personnel des dirigeants... Ce n’est d’évidence pas à elle de clore les débats.
2. Il n’existe pas pour les Etats débiteurs d’obligation absolue de payer
Le concept de dette odieuse n’est qu’un des éléments qui peuvent fonder l’annulation des dettes ou leur répudiation. Comme le rappelle Robert Howse [15] , l’obligation de payer n’a jamais été reconnue comme absolue et inconditionnelle.
2.1. D’autres arguments en faveur de l’annulation
Comme nous l’avons vu, les obligations nées d’un contrat ou d’un traité, ne sont pas absolues mais sont encadrées par la loi. En effet, les contrats de prêt à des régimes qui violent le jus cogens sont nuls et non avenus. Par conséquent, le jus cogens permet d’annuler non seulement la dette initiale mais également l’ensemble des prêts subséquents contractés pour la rembourser. L’audit de la dette permettra ainsi d’identifier tous les prêts ayant servi à rembourser des dettes initialement illégales. Pour fonder une répudiation de dette sur le fondement du jus cogens, il suffit pour le gouvernement endetté de prouver que les créanciers savaient que, au moment du prêt, l’Etat ou le gouvernement violait le jus cogens. Nul besoin de prouver l’intention réelle des créanciers de violer ces normes impératives du droit international.
Outre la violation du jus cogens, le Traité de Vienne de 1969 sur le droit des Traités, qui appartient à la catégorie des sources primaires du droit international (article 38 du Statut de la CIJ), contient plusieurs dispositions pouvant fonder l’illégalité de certaines dettes contractées entre les Etats. Ainsi l’article 46 porte sur l’incompétence des contractants, l’article 49 sur le dol, l’article 51 sur la corruption et l’article 52 sur la menace ou l’emploi de force. Si les pouvoirs publics parviennent à prouver au moyen d’un audit de la dette que ces dispositions impératives pour les Etats ont été violées au moment de la conclusion du prêt, alors ils seront fondés légalement à répudier ou annuler les dettes entachées d’illégalité.
De plus, le principe pacta sunt servanda, qui commande aux parties le respect des accords conclus, est tempéré par d’autres principes, comme rebus sic stantibus, selon lequel un changement fondamental de circonstances peut remettre en cause les obligations d’un accord. De même, si un Etat invoque la force majeure et l’état de nécessité, il ne peut être poursuivi pour n’avoir pas respecté ses obligations. Par ailleurs, pour Robert Howse, le principe de continuité de l’Etat est limité par des considérations d’équité fréquemment utilisées par les tribunaux et les organes d’arbitrage. Ces limitations d’équité sont l’illégalité, la fraude, le changement fondamental de circonstance, la mauvaise foi, l’incompétence du signataire, l’abus de droit... Or, l’équité est un principe général du droit international (PGD), également source de droit international selon l’article 38 de la CIJ. Soulignons que les PGD doivent impérativement être respectés par tous les bailleurs de fonds (Etats, banques privées, FMI, Banque mondiale...).
Evidemment, les juridictions nationales sont en droit de juger la légalité et la constitutionnalité des dettes, comme l’a fait en 2000 la justice argentine, par la sentence Olmos, qui a déclaré l’illégalité des dettes contractées par la junte militaire. De toute évidence, elle fait un apport considérable à la jurisprudence nationale et internationale. Le silence des institutions financières internationales, des médias et des pays occidentaux sur cette affaire si délicate est assourdissant, mais il est un aveu de culpabilité. L’affaire a en effet permis de démontrer un lien direct entre les bailleurs de fonds et la dictature argentine qui, rappelons-le, a commis des crimes contre l’humanité, y compris le génocide comme il été reconnu dans la sentence Etchecolaz.
C’est sur certains de ces arguments que s’appuient les campagnes dette et les mouvements sociaux pour réclamer l’annulation de dettes illégitimes, dont l’illégitimité, qui doit être déterminée par audit, peut résulter des conditions associées aux prêts (taux usuraires, mise en place de réformes contraires à l’intérêt général), de l’usage des prêts et de leurs conséquences (projets qui n’aboutissent pas, éléphants blancs, projets qui portent préjudice aux populations ou à l’environnement) ou des conditions dans lesquelles ils ont été contractés (déséquilibre entre les contractants, corruption) . Le paiement des dettes peut également devenir illégitime lorsqu’il empêche l’Etat- et en conséquence, les pouvoirs publics et les différents organes- de remplir ses obligations concernant le respect des droits humains. Plusieurs rapports des experts indépendants adoptés par l’ancienne commission des droits de l’homme de l’ONU soulignent le fait que, par le mécanisme de la dette, les pouvoirs publics, se trouvent non seulement dans l’impossibilité de remplir leurs obligations internationales, mais sont pratiquement obligés de mener des politiques de violations massives des droits humains.
2.2. Les droits et devoirs des Etats
Si l’obligation des Etats à payer leurs dettes, en vertu du pacta sunt servanda, n’est pas absolue, il y a en revanche des obligations supérieures que l’Etat se doit de respecter avant toutes les autres. Les normes de droit sont en effet hiérarchisées, et les droits humains, tels que reconnus universellement dans les conventions internationales, sont supérieurs aux droits garantis dans un contrat de prêt. Un retour sur certains des textes qui ont défini les droits humains fondamentaux s’impose. La Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) qui consacre des droits individuels tels que le droit à la santé, à l’éducation, au logement, à la sécurité sociale, au travail, aux loisirs, dispose également que « toute personne a droit à ce que règne, sur le plan social et sur le plan international, un ordre tel que les droits et libertés énoncés dans la présente Déclaration puissent y trouver plein effet » (article 28). Cela suppose, comme le suggère Tamara Kunanayakam, « l’élimination de systèmes et de structures injustes comme une condition de la réalisation des droits humains et libertés fondamentales [16] » . Le mécanisme de la dette est sans conteste un de ces systèmes injustes- voire illicites- qui doivent être abolis. On peut également rappeler les obligations contenues dans le Pacte International sur les droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC), ratifié par plus de 150 Etats et dont l’article 2, alinéa 1 exige de chaque Etat qu’il agisse « tant par son effort propre que par l’assistance et la coopération internationales, notamment sur les plans économique et technique, au maximum de ses ressources disponibles, en vue d’assurer progressivement le plein exercice des droits reconnus dans le présent Pacte ». La Déclaration sur le droit au développement, adoptée par l’écrasante majorité des pays membres de l’ONU [17], affirme quant à elle le droit au développement comme « un droit inaliénable de l’homme » et dispose à l’article 2 alinéa 3 : « Les Etats ont le droit et le devoir de formuler des politiques de développement national appropriées ayant pour but l’amélioration constante du bien-être de l’ensemble de la population et de tous les individus sur la base de leur participation active, libre et significative dans le développement et la distribution équitables des bénéfices issus de celui-ci ». Ces obligations d’une portée universelle, tant sur le plan moral que juridique, ne sauraient être subordonnées au respect de contrats le plus souvent illégitimes.
3. La stratégie juridique du CADTM : l’action unilatérale des gouvernements du Sud et du Nord fondée sur le droit international et interne
3.1. Le rejet des solutions proposées par la Banque
La Banque mondiale consacre toute la dernière partie de son rapport à proposer des voies alternatives à la répudiation des dettes odieuses par les pays du Sud. Mais ne nous y trompons pas, ces propositions de la banque pour améliorer « la bonne gouvernance » dans les pays en développement visent avant tout à restructurer, autrement dit blanchir, les vieilles dettes odieuses et illégitimes et à les rendre tout juste « soutenables » pour le pays, selon les critères du FMI et de la Banque mondiale [18] . La Banque mondiale incite donc les pays du Sud à négocier avec les créanciers en concluant par exemple des programmes PPTE (Pays Pauvres Très Endettés) pour ainsi bénéficier d’allègements de dettes (page 33 du rapport).
L’argument invoqué par la Banque mondiale en faveur de la négociation est qu’une répudiation unilatérale des dettes illégitimes et odieuses entraînerait l’isolement du pays qui n’aurait alors plus accès au marché des capitaux. Or, le cas de l’Afrique du Sud, constamment mis en avant par le rapport de la banque, démontre que le gouvernement post-apartheid de Mandela aurait dû répudier les dettes contractées par le gouvernement criminel durant l’apartheid au lieu de négocier avec les créanciers, comme il l’a fait sous la pression des créanciers externes. En effet, le rapport de la CNUCED sur la doctrine de la dette odieuse constate que si l’Afrique du Sud avait simplement mis en place un moratoire de dix ans sur le remboursement de la dette accumulée par le régime d’apartheid, alors le gouvernement aurait « économisé » 10 milliards de dollars. Au lieu de cela, le gouvernement sud-africain a cédé aux créanciers en remboursant la dette criminelle de l’apartheid. Il a bénéficié en contrepartie de seulement 1,1 milliard de dollars d’aide extérieure sur les dix années qui ont suivi l’élection de Mandela. Le calcul est donc simple : si l’Afrique du Sud avait répudié la dette illégale de l’apartheid, elle aurait « économisé » pas moins de 8,9 milliards de dollars dans l’hypothèse où elle aurait été privée totalement de capitaux extérieurs. La menace de la fermeture de l’accès aux capitaux ne fait donc pas le poids par rapport à l’intérêt qu’auraient les pays en développement à répudier leurs dettes illégales et illégitimes.
Si la Banque mondiale pousse les gouvernements à rembourser, c’est évidemment pour récupérer l’argent prêté. Mais c’est aussi pour garder sur eux un ascendant, et pour qu’ils se soumettent à ses conditions et à celles du FMI. Ces conditions vont au-delà « ...de la simple imposition d’un ensemble de mesures macroéconomiques au niveau interne. Elles [sont] l’expression d’un projet politique, d’une stratégie délibérée de transformation sociale à l’échelle mondiale, dont l’objectif principal est de faire de la planète un champ d’action où les sociétés transnationales pourront opérer en toute sécurité. Bref, les programmes d’ajustement structurel (PAS) jouent un rôle de "courroie de transmission" pour faciliter le processus de mondialisation qui passe par la libéralisation, la déréglementation et la réduction du rôle de l’État dans le développement national [19] » . On ne peut s’en remettre au verdict d’une Banque juge et partie, d’une Banque qui condamne la soi-disant partialité de la doctrine de la dette odieuse pour mieux feindre une neutralité qui ne passe pas l’épreuve des faits.
3.2. La répudiation et l’annulation des dettes illégitimes et illégales par les pouvoirs publics après réalisation d’un audit.
Le CADTM a publié avec le CETIM (Centre Europe - Tiers monde) et avec le soutien d’autres mouvements et réseaux internationaux [20]. un manuel pour des audits dans le Tiers-monde afin d’inciter les gouvernements du Sud à réaliser l’audit de leurs dettes, pour ensuite être fondés légalement à répudier toutes les dettes illégales et illégitimes. En effet, l’audit est l’outil privilégié pour mettre en lumière toutes les irrégularités dans les contrats de prêt mais aussi la complicité des bailleurs de fonds internationaux dans l’endettement illégal et illégitime des pays en développement. Ce manuel offre une méthodologie pouvant accompagner les populations et les gouvernements du Sud dans la réalisation d’audits de la dette. Rappelons que les pouvoirs publics disposent du droit d’enquêter sur les finances publiques et de se prononcer légalement sur le caractère illicite d’une dette, en vertu du droit international et national. L’exemple le plus récent est celui du gouvernement paraguayen qui a pris un décret le 26 août 2005, par lequel il répudie une dette illégale de 85 millions de dollars à l’égard d’une banque genevoise, l’Overland Trust Bank [21] . Cet acte politique est important pour deux raisons majeures. D’abord, il montre que les pouvoirs publics ont le droit de déterminer le caractère illicite d’une dette après l’avoir auditée. Ensuite, ce décret démontre que la répudiation d’une dette par un gouvernement est un acte unilatéral souverain que les créanciers doivent accepter s’il est fondé juridiquement. Il est important que la société civile soit impliquée dans la réalisation de l’audit de la dette comme c’est le cas actuellement en Equateur. En effet, les populations ont le droit d’être associées à l’audit, en vertu de l’article 21 Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et des articles 19 et 25 a du Pacte International relatif aux droits civils et politiques de 1966 [22]. Ainsi, la Commission d’audit intégral de la dette publique interne et externe (CAIC) instaurée par le président Rafael Correa regroupe des délégués des pouvoirs de l’Etat ainsi que des représentants d’organisations sociales et citoyennes de la société équatorienne et des délégués des organisations de solidarité Nord/Sud ayant fait la preuve d’une expertise en matière de dette [23].
Après avoir effectué ces audits de la dette, les pouvoirs publics pourront utiliser leur droit interne et le droit international pour répudier toutes les dettes illégales et illégitimes.
La Norvège constitue un bon exemple à suivre par les Etats et les mouvements sociaux. En octobre 2006, suite à une campagne de la société civile menée notamment par SLUG [24] et par des mouvements citoyens en Equateur, la Norvège a reconnu sa responsabilité dans l’endettement illégitime de 5 pays - Equateur, Egypte, Jamaïque, Pérou, Sierra Leone - et a décidé d’annuler unilatéralement une part des créances envers ces pays, à hauteur de 62 millions d’euros.
Le réseau CADTM considère qu’un gouvernement démocratique a parfaitement le droit de répudier ou d’annuler unilatéralement des dettes sur base d’un audit qui aurait identifié toutes les dettes illégales et illégitimes. Les Etats sont souverains et ont de nombreux arguments juridiques à leur disposition, comme la doctrine de la dette odieuse, pour déclarer nulles leurs dettes et mettre fin à leur remboursement. Ils sont également en droit, le cas échéant, de demander aux créanciers, dont la responsabilité internationale est engagée, de rendre des comptes pour leurs actes illicites, et de réclamer des réparations pour le préjudice causé.
Les impératifs de justice et de démocratie exigent que les gouvernements prennent de telles décisions. Il est absolument nécessaire que ces mêmes impératifs guident les gouvernements libérés du poids d’une dette illégitime et illégale, pour qu’ils respectent leurs obligations vis-à-vis de leur population : ils doivent, grâce aux fonds ainsi récupérés, tout mettre en oeuvre pour améliorer le bien-être des populations et ainsi respecter leurs engagements en matière de droits humains, tels qu’inscrits notamment dans les Pactes internationaux relatifs aux droits économiques, sociaux et culturels et aux droits civils et politiques.
Le fait que la Banque mondiale publie pour la première fois un rapport sur la dette odieuse montre qu’elle ne peut plus ignorer cet argument juridique mis en avant par de nombreuses organisations de la société civile. Le rideau de fumée dressé par la Banque mondiale et le FMI ne parviendra pas à empêcher l’application de cette doctrine par des gouvernements légitimes qui souhaitent mettre leur politique en conformité avec les pactes internationaux auxquels ils ont souscrit. A nous maintenant de faire appliquer ces arguments juridiques par nos gouvernements !
Notes:
[1] Voir par exemple le commentaire d’EURODAD
[2] Voir dans le numéro 37 de la revue trimestrielle du CADTM Les Autres Voix de la Planète, l’article « La Banque mondiale essaie de faire passer à la trappe la doctrine de la dette odieuse » .
[3] Alexander Sack, 1927 : « Les Effets des Transformations des Etats sur leurs dettes publiques et autres obligations financières »
[4] Khalfan et al., " Advancing the Odious Debt Doctrine ", 2002, cité dans Global Economic Justice Report, Toronto, July 2003
[5] Jeff King, « Odious Debt : The Terms of Debate »
[6] King propose notamment la réalisation d’audits pour déterminer l’absence ou non de bénéfice.
[7] Voir Eric Toussaint, La finance contre les peuples. La bourse ou la vie. Paris : Syllepse ; Genève : CETIM ; Liège : CADTM, 2004, p. 516-519.
[8] L’article 53 dispose : « Est nul tout traité qui, au moment de sa conclusion, est en conflit avec une norme impérative du droit public international général. Aux fins de la présente Convention, une norme impérative de droit international général est une norme acceptée et reconnue par la communauté internationale des États dans son ensemble en tant que norme à laquelle aucune dérogation n’est permise et qui ne peut être modifiée que par une nouvelle norme du droit international général ayant le même caractère »
[9] Mohammed Bedjaoui, « Neuvième rapport sur la succession dans les matières autres que les traités », A/CN.4/301et Add.l, p. 73.
[10] Voir Eric Toussaint, Banque mondiale, le Coup d’Etat permanent : l’agenda caché du consensus de Washington. Paris : Syllepse ; Genève : CETIM ; Liège : CADTM, 2006.
[11] Voir Eric Toussaint, op. cit.
[12] Voir le rapport de la New Economics Foundation, « Odious Lending : Debt Relief as if Moral Mattered », p. 2 : « The result is a vicious circle of debt in which new loans have to be taken out by successive governments to service the odious ones, effectively ’laundering‘ the original loans. This defensive lending can give a legitimate cloak to debts that were originally the result of odious lending ». Disponible ici.
[13] Voir l’article « La dette odieuse de l’Irak » par Eric Toussaint.
[14] Voir le document de la CNUCED par Robert Howse “The concept of odious debt in public international law”, p. 1 : “The paper also looks at some situations where other States’ tribunals have rejected or questioned claims of a transitional regime to adjust or sever debt obligations based on considerations of “odiousness”.(...) In none of these situations was a claim of odious debt rejected on grounds that international law simply does not countenance alteration in state-to-state debt obligations based on any equitable considerations whatsoever.”
[15] Voir « The concept of odious debt in public international law”, p. 1 : « The international law obligation to repay debt has never been accepted as absolute, and has been frequently limited or qualified by a range of equitable considerations, some of which may be regrouped under the concept of “odiousness.” » ; p.5 : « Equity and justice have been brought into the disposition of debt in the case of succession because, both within the main private law systems of the world and in public international law, they have been long recognized as limits or qualifications to legal obligation... » ; p. 6 : « While general principles to be discerned from the limits of contractual obligation in domestic legal systems are one source of equity or justice, it would be odd if the evolving normative content of international law itself were not also to be such a source. In the case of those international agreements that are treaties, the Vienna Convention on the Law of Treaties requires that the obligations in any one agreement be read in light of other binding agreements as well “as any relevant rules of international law applicable between the parties.” This certainly includes elements of human rights law that have become custom (or even preemptory norms) » ; p. 21 : « This is consistent with the accepted view that equity constitutes part of the content of “the general principles of law of civilized nations,” one of the fundamental sources of international law stipulated in the Statute of the International Court of Justice ».
[16] Tamara Kunanayakam, « La Déclaration des Nations Unies sur le droit au développement : pour un nouvel ordre international, p. 40 dans Quel développement ? Quelle coopération internationale ? Genève : CETIM, 2007.
[17] 146 votes pour, 1 vote contre, 8 abstentions et 4 non votants.
[18] Le critère retenu pour déterminer une éventuelle insoutenabilité de la dette est le rapport entre la valeur actuelle de sa dette et le montant annuel de ses exportations. Si ce ratio est supérieur à 150%, la dette est estimée insoutenable.
[19] ONU-CDH, Rapport commun de l’Expert indépendant Fantu Cheru et du Rapporteur spécial, E/CN.4/2000/51, 14 janvier 2000
[20] AAJ, ATTAC (Uruguay), COTMEC, Auditoria Cidadã Da Dívida (Brésil), Emmaüs internacional, Eurodad, Jubilee South, South Centre
[21] Les motifs de la répudiation de la dette sont notamment expliqués dans le discours du Président du Paraguay devant l’Assemblée générale de l’ONU du 3 octobre 2005 : « Cet acte frauduleux a été le fait de fonctionnaires d’une dictature corrompue, qui en collusion avec un groupe de banques internationales, qui cherchent à nous dépouiller de ressources dont en toute urgence notre pays a besoin ».
[22] L’article 21 DUDH, adoptée à l’unanimité des membres de l’ONU en 1948, dispose que « toute personne a le droit de prendre part à la direction des affaires publiques de son pays soit directement soit par l’intermédiaire des représentants ». L’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques pose la liberté d’expression (« liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce ») et son article 25 rappelle le droit de tout citoyen à prendre part à la direction des affaires publiques. (La quasi totalité des Etats a ratifié ce Pacte sauf les Etats-Unis qui l’ont signé mais qui depuis plus de 30 ans refusent toujours de le ratifier.) L’audit correspond donc a une exigence de démocratie et de transparence (droit de savoir et de demander des réparations).
[23] Voir le décret présidentiel qui a institué la commission d’audit :
[24] SLUG est une coupole norvégienne pour l’annulation de la dette regroupant plus de 50 organisations de la société civile norvégienne
Banque du Sud : les pays pauvres réussissent à échapper à la domination des Etats-Unis
Entretien avec Noam Chomsky
par Michael Shank
1er mars 2008
Michael Shank : En décembre 2007, sept pays d’Amérique du Sud ont officiellement lancé la Banque du Sud en réaction à une opposition grandissante à la Banque Mondiale, le Fonds Monétaire International et autres Institutions financières internationales. Quelle est l’importance de ce changement et pourrait-il provoquer d’autres réactions dans les pays en voie de développement ? Se pourrait-il qu’un jour l’influence de la Banque Mondiale et du FMI soit totalement remise en cause ?
Noam Chomsky : Je pense que c’est très important, particulièrement parce que, et contrairement à ce que l’on pense en général ici, ce projet est soutenu par le plus grand pays, le Brésil. La propagande US, la propagande occidentale, tente de créer une division entre la bonne gauche et la mauvaise gauche. La bonne gauche, comme Lula au Brésil, c’est une gauche qui, il y a 40 ans, aurait été renversée par un coup d’état. A présent il représente un espoir, c’est un de leurs sauveurs. Mais la division est plutôt artificielle. Evidemment, ils sont différents. Lula n’est pas Chavez. Mais ils s’entendent plutôt bien, ils coopèrent. Et ils coopèrent avec la Banque du Sud.
La Banque du Sud pourrait s’avérer être une institution viable. Il y a de nombreux problèmes dans la région. Mais une des choses étonnantes qui se produisent en Amérique du Sud depuis un certain nombre d’années est qu’ils sont en train de dépasser les conflits et les clivages entre ces pays et ce pour la première fois depuis la conquête espagnole. C’est un continent très désintégré. Entre les pays, les systèmes de transport n’ont pas grand-chose en commun. Ils sont pour la plupart uniquement orientés vers la puissance impériale dominante. On y envoit les ressources, le capital, tandis qu’une petite minorité possède des châteaux sur la Côte d’Azur, ainsi de suite. Mais ils n’ont pas grand-chose en commun.
Il y a aussi un énorme fossé entre une élite riche, composée en majorité de blancs européanisés, et la population. Pour la première fois les deux formes de désintégration sont abordées : la désintégration interne à chaque pays et celle entre les pays. On ne peut pas dire que le problème soit résolu, mais au moins on l’aborde. La Banque du Sud est un exemple.
Les événements en Bolivie constituent un exemple frappant. Il se trouve que l’élite européenne, principalement blanche, et minoritaire est assise sur la majorité des réserves du sous-sol. Et pour la première fois la Bolivie est en train de se démocratiser. C’est pour cela qu’elle est détestée par l’Occident qui méprise la démocratie parce que celle-ci est bien trop dangereuse. Mais lorsque la majorité indienne a pris le pouvoir pour la première fois, à travers une élection si démocratique que nous aurions du mal à l’imaginer ici, la réaction de l’Occident fût plutôt hostile. Par exemple, je me souviens d’un article - je crois que c’était le Financial Times - qui condamnait Morales en l’accusant d’aller vers la dictature parce qu’il voulait nationaliser le pétrole. Ils ont oublié de préciser qu’il avait le soutien d’environ 90% de la population. Mais c’était quand même une tyrannie. La « tyrannie » c’est lorsque vous ne faites pas ce que les Etats-Unis vous disent de faire. Tout comme « modéré » veut dire "comme l’Arabie Saoudite" et lorsque vous faites ce qu’ils vous disent de faire.
A présent, dans les secteurs dominants de la Bolivie, ils parlent d’autonomie, et même de sécession, une demande qui serait probablement soutenue par les Etats-Unis qui tenteront de saper le développement d’un système démocratique où une majorité, qui se trouve être indienne, sera maitre de son destin et contrôlera les ressources, la politique et l’économie, etc. Le phénomène se produit ailleurs mais c’est en Bolivie qu’il se produit avec le plus d’acuité.
La Banque du Sud constitue un pas vers l’intégration de ces pays. Pourrait-il affaiblir les institutions financières internationales ? Oui, il le peut et, en fait, il est déjà en train de le faire. Le FMI a pratiquement été expulsé de toute l’Amérique latine. L’Argentine l’a annoncé d’une manière tout à fait explicite, « nous nous débarrassons du FMI. ». Ils avaient de bonnes raisons de le faire. L’Argentine avait été l’élève modèle du FMI. Ils ont rigoureusement suivi ses recommandations et le résultat fût un terrible effondrement économique. Ils ont réussi à sortir de la crise, d’abord en rejetant les préconisations du FMI. Et ça a marché. Ils ont été capables de rembourser leur dette, de restructurer leur dette et de la rembourser avec l’aide du Venezuela qui en a pris en charge une partie non négligeable. Le Brésil a réussi à rembourser sa dette et à se débarrasser du FMI. La Bolivie suit la même voie.
Le FMI est désormais dans une passe difficile parce qu’elle est en train de perdre ses réserves. L’organisme fonctionnait sur la collecte de dettes et si les pays restructurent leur dette ou refusent de la payer, elle se retrouve en difficulté. Et soi dit en passant, les pays pourraient légitimement refuser de payer une bonne partie de la dette parce que, à mon avis, elle est illégale à la base. Par exemple, si je vous prête de l’argent tout en sachant que c’est un risque pour moi, j’exigerais des intérêts élevés. Puis à un moment donné si vous me dites, « désolé, je ne peux plus payer », je ne peux pas appeler mes voisins pour vous obliger à me payer. Je ne peux pas appeler non plus vos voisins pour vous obliger à me payer. C’est pourtant ce que fait le FMI. Vous prêtez des sommes à une dictature et à une élite, la population n’a rien à voir là-dedans, et vous exigez des taux d’intérêt élevés parce que c’est risqué, puis ils vous annoncent qu’ils ne peuvent pas payer alors vous dites « pas de problème, vos voisins payeront pour vous ». C’est ce qu’ils appellent un ajustement structurel. Et mes voisins payeront effectivement pour moi. C’est le cartel des créditeurs du FMI, une manière pour le Nord de taxer le Sud.
La Banque Mondiale n’est pas la même institution, mais il y a les mêmes types de conflits et confrontations qui l’entourent. En Bolivie, un des événements majeurs qui a provoqué le soulèvement de la majorité indigène qui a finalement pris le pouvoir fût la tentative de la Banque Mondiale de privatiser l’eau. Dans un manuel d’économie, on vous expliquera qu’il faut payer l’eau le prix du marché, tenir compte de sa valeur marchande, oui, très bien, sauf que les pauvres, qui composent la majorité de la population, ne peuvent plus boire. Et ils appellent ça une externalité, quelque chose dont on n’a pas à s’occuper.
Ce que la population a fait - ce fût un conflit aigu, principalement à Cochabamba - les paysans ont simplement obligé les multinationales de l’eau, Bechtel et autres, à se retirer. Il y avait un mouvement de solidarité ici, c’était très intéressant. Mais la Banque Mondiale a été obligée de retirer le projet et il y en a d’autres similaires. D’un autre côté, certaines actions de la Banque Mondiale sont constructives. Ce n’est pas une institution totalement destructrice. Mais elle perd aussi de sa puissance.
Il se passe la meme chose en Asie. Prenez l’exemple de l’Asian Development Bank. A l’époque de la crise financière en Asie, en 1997-98, le Japon voulait créer à travers cette banque des réserves qui permettraient à d’autres pays de survivre la crise de la dette au lieu de vendre leurs richesses à l’Occident. Les Etats-Unis ont simplement bloqué le projet. Mais ils ne peuvent plus le faire. Les réserves en Asie sont tout simplement trop grosses. En fait, les Etats-Unis survivent grâce au financement du Japon et de la Chine qui subventionnent notre société de consommation largement endettée. Je ne crois pas que les Etats-Unis peuvent encore se permettre d’appeler la Asian Development Bank pour lui dire « désolé, mais vous ne pouvez faire ça. » C’est un peu comme pour la Banque du Sud. Des choses similaires sont en train de se produire au Moyen Orient, avec les fonds d’état (sovereign funds), etc.
Michael Shank : Avec ces institutions qui apparaissent dans les pays en voie de développement comme des alternatives au FMI et la Banque Mondiale, quelles initiatives de même ordre pourrait-on voir surgir en ce qui concerne les monnaies ?
Noam Chomsky : c’est déjà en cours. Le Koweït a déjà entamé une diversification limitée de son panier de devises. Les Emirats Arabes Unis et Dubaï se tournent vers leurs propres fonds de développement. Si l’Arabie Saoudite, le plus gros et le plus important, se joint à eux, cela deviendrait un centre majeur de financement, d’emprunts, d’échanges, etc. C’est déjà en cours. Ils investissent dans les pays riches et aussi dans une certaine mesure dans la région, en particulier en Afrique du nord. Des fonds de développement indépendants. C’est encore limité parce qu’ils ne veulent pas contrarier les Etats-Unis.
Bien sûr, de bien des manières, les élites ont besoin des Etats-Unis. La Chine, en particulier, a besoin du marché US. Elle ne veut pas l’affaiblir. Pareil pour le Japon. Alors ils préfèrent acheter des bons du trésor au lieu de faire des investissements plus profitables juste pour maintenir l’économie US, qui est leur marché. Mais la situation est très fragile. Ils pourraient très bien se tourner vers d’autres marchés et ils ont déjà commencé à le faire. Je ne pense pas que quelqu’un sait ce qui se passerait si les pays qui sont en possession de grosses réserves se tournaient vers des investissements rentables plutôt que de soutenir une économie fortement consommatrice et très endettée.
Michael Shank : L’Occident s’oppose aux pays qui nationalisent leur pétrole et leur gaz mais cette tendance se poursuit malgré tout. Comment cela se terminera-t-il ? Imaginez-vous que les pays riches en pétrole et gaz se réunissent pour créer un marché alternatif ?
Noam Chomsky : Ils ont essayé avec l’OPEP qui, dans une certaine mesure remplit ce rôle. Mais ils doivent se résoudre au fait que l’Occident ne les laissera pas faire. Remontons à 1974, l’année de la première tentative d’indépendance des pays pétroliers. Relisez ce que les journalistes et commentateurs américains disaient à l’époque. Ils disaient que le pétrole n’appartenait pas à ces gens-là. Les plus modérés affirmaient que le pétrole devait être internationalisé au profit de la communauté internationale. L’agriculture américaine n’avait pas à être internationalisée au profit de la communauté internationale mais le pétrole de l’Arabie Saoudite devait l’être parce l’Arabie Saoudite n’obéissait plus aux ordres.
Les plus extremistes, je crois qu’il s’agissait d’Irving Kristol, disaient que les nations insignifiantes, comme les gens insignifiants, se berçaient parfois d’illusions sur leur importance. Et donc que l’ère de la politique de la canonnière n’était pas révolue et que nous devions simplement aller nous servir sur place. Robert Tucker, un spécialiste sérieux en relations internationales et qui est considéré comme plutôt un modéré, a dit que c’était un scandale que nous les laissions gérer leurs propres ressources naturelles. Pourquoi rester les bras croisés si nous avons la puissance militaire suffisante pour nous en emparer. Relisez quelqu’un comme George Kennan, considéré comme un grand humaniste. Lorsqu’il travaillait dans le secteur de la planification, à la fin des années 40 et au début des années 50, il disait que des mesures radicales pouvaient s’avérer nécessaires pour « protéger nos ressources » - qui se trouvaient par hasard dans des pays étrangers. C’était juste une erreur de géographie. Ce sont nos ressources et nous devons les protéger par des mesures radicales, y compris en instaurant des états policiers et tout le reste.
Prenez Bill Clinton. Lui aussi avait une doctrine, chaque président avait la sienne. Elle s’exprimait d’une manière moins éhontée que celle de Bush, elle était donc moins critiquée. Mais, prise au pied de la lettre, sa doctrine était plus radicale que celle de Bush. La doctrine de Clinton, telle qu’elle fût officiellement présentée devant le Congrès, stipulait que les Etats-Unis se réservaient le droit unilatéral de recourir à la puissance militaire pour protéger les marchés et les ressources naturelles. La doctrine de Bush stipule qu’il nous faut un prétexte pour intervenir, comme celui d’une menace. La doctrine de Clinton ne s’embarrassait pas de prétextes, nous n’avions pas besoin de prétextes. S’agissant des marchés et des ressources naturelles, nous avions le droit de nous en assurer le contrôle, ce qui est somme toute logique lorsqu’on considère que le monde entier nous appartient alors, évidemment, nous avons le droit.
Il faudra chercher loin dans les extrêmes du spectre politique pour trouver une voix discordante. Alors si les pays pétroliers tentaient de gagner leur indépendance et le contrôle de leurs ressources naturelles, il y aurait une réaction très brutale de notre part. Les Etats-Unis, à ce jour, ont un appareil militaire. Ils dépensent plus pour cet appareil que tous les autres pays réunis. Il y a une raison à cela et ce n’est pas pour défendre nos frontières.
Michael Shank : Pensez-vous que l’Inde pourrait renverser ses alliances et se retourner vers la Russie et la Chine ou continuera-t-elle à s’accommoder de l’accord post-nucléaire avec les Etats-Unis ?
Noam Chomsky : Ca va dans les deux sens. Une des raisons de l’accord nucléaire, du point de vue des Etats-Unis, était d’encourager l’Inde à rejoindre le sphère d’influence US. Mais l’Inde joue un double jeu. Elle améliore ses relations avec la Chine aussi. Les relations commerciales, d’autres relations aussi, ainsi que les partenariats s’améliorent. L’Inde n’a pas été admise comme membre mais a un poste officiel d’observateur au sein de l’Organisation de Coopération de Shangai (OCS), qui est principalement une organisation chinoise mais qui est aussi une organisation en forte croissance qui pourrait contrer l’OTAN. Elle regroupe les états d’Asie Centrale, la Russie avec ses énormes ressources naturelles et la Chine, avec son économie en pleine expansion. Parmi les observateurs on trouve l’Inde, le Pakistan et, très important, l’Iran qui est accepté comme observateur et pourrait devenir membre. Mais l’organisation a exclu les Etats-Unis.
Les Etats-Unis voulaient un poste d’observateur. La candidature fût rejetée. L’OCS a officiellement déclaré que les forces militaires US devaient quitter le Moyen-Orient. Et elle fait partie d’un mouvement vers la création d’un réseau de Sécurité Energétique Asiatique et d’autres mesures en faveur d’une intégration de la région pour échapper au contrôle impérial, occidental, et aller vers l’indépendance. La Corée du sud - autre puissance industrielle majeure - n’a pas encore rejoint l’organisation mais pourrait le faire. Le Japon, pour le moment, accepte de servir les intérêts des Etats-Unis, mais ça aussi ça peut changer.
Il y a donc des forces centrifuges en action partout dans le monde.
Source : http://www.alternet.org/story/76657/
par Michael Shank
1er mars 2008
Michael Shank : En décembre 2007, sept pays d’Amérique du Sud ont officiellement lancé la Banque du Sud en réaction à une opposition grandissante à la Banque Mondiale, le Fonds Monétaire International et autres Institutions financières internationales. Quelle est l’importance de ce changement et pourrait-il provoquer d’autres réactions dans les pays en voie de développement ? Se pourrait-il qu’un jour l’influence de la Banque Mondiale et du FMI soit totalement remise en cause ?
Noam Chomsky : Je pense que c’est très important, particulièrement parce que, et contrairement à ce que l’on pense en général ici, ce projet est soutenu par le plus grand pays, le Brésil. La propagande US, la propagande occidentale, tente de créer une division entre la bonne gauche et la mauvaise gauche. La bonne gauche, comme Lula au Brésil, c’est une gauche qui, il y a 40 ans, aurait été renversée par un coup d’état. A présent il représente un espoir, c’est un de leurs sauveurs. Mais la division est plutôt artificielle. Evidemment, ils sont différents. Lula n’est pas Chavez. Mais ils s’entendent plutôt bien, ils coopèrent. Et ils coopèrent avec la Banque du Sud.
La Banque du Sud pourrait s’avérer être une institution viable. Il y a de nombreux problèmes dans la région. Mais une des choses étonnantes qui se produisent en Amérique du Sud depuis un certain nombre d’années est qu’ils sont en train de dépasser les conflits et les clivages entre ces pays et ce pour la première fois depuis la conquête espagnole. C’est un continent très désintégré. Entre les pays, les systèmes de transport n’ont pas grand-chose en commun. Ils sont pour la plupart uniquement orientés vers la puissance impériale dominante. On y envoit les ressources, le capital, tandis qu’une petite minorité possède des châteaux sur la Côte d’Azur, ainsi de suite. Mais ils n’ont pas grand-chose en commun.
Il y a aussi un énorme fossé entre une élite riche, composée en majorité de blancs européanisés, et la population. Pour la première fois les deux formes de désintégration sont abordées : la désintégration interne à chaque pays et celle entre les pays. On ne peut pas dire que le problème soit résolu, mais au moins on l’aborde. La Banque du Sud est un exemple.
Les événements en Bolivie constituent un exemple frappant. Il se trouve que l’élite européenne, principalement blanche, et minoritaire est assise sur la majorité des réserves du sous-sol. Et pour la première fois la Bolivie est en train de se démocratiser. C’est pour cela qu’elle est détestée par l’Occident qui méprise la démocratie parce que celle-ci est bien trop dangereuse. Mais lorsque la majorité indienne a pris le pouvoir pour la première fois, à travers une élection si démocratique que nous aurions du mal à l’imaginer ici, la réaction de l’Occident fût plutôt hostile. Par exemple, je me souviens d’un article - je crois que c’était le Financial Times - qui condamnait Morales en l’accusant d’aller vers la dictature parce qu’il voulait nationaliser le pétrole. Ils ont oublié de préciser qu’il avait le soutien d’environ 90% de la population. Mais c’était quand même une tyrannie. La « tyrannie » c’est lorsque vous ne faites pas ce que les Etats-Unis vous disent de faire. Tout comme « modéré » veut dire "comme l’Arabie Saoudite" et lorsque vous faites ce qu’ils vous disent de faire.
A présent, dans les secteurs dominants de la Bolivie, ils parlent d’autonomie, et même de sécession, une demande qui serait probablement soutenue par les Etats-Unis qui tenteront de saper le développement d’un système démocratique où une majorité, qui se trouve être indienne, sera maitre de son destin et contrôlera les ressources, la politique et l’économie, etc. Le phénomène se produit ailleurs mais c’est en Bolivie qu’il se produit avec le plus d’acuité.
La Banque du Sud constitue un pas vers l’intégration de ces pays. Pourrait-il affaiblir les institutions financières internationales ? Oui, il le peut et, en fait, il est déjà en train de le faire. Le FMI a pratiquement été expulsé de toute l’Amérique latine. L’Argentine l’a annoncé d’une manière tout à fait explicite, « nous nous débarrassons du FMI. ». Ils avaient de bonnes raisons de le faire. L’Argentine avait été l’élève modèle du FMI. Ils ont rigoureusement suivi ses recommandations et le résultat fût un terrible effondrement économique. Ils ont réussi à sortir de la crise, d’abord en rejetant les préconisations du FMI. Et ça a marché. Ils ont été capables de rembourser leur dette, de restructurer leur dette et de la rembourser avec l’aide du Venezuela qui en a pris en charge une partie non négligeable. Le Brésil a réussi à rembourser sa dette et à se débarrasser du FMI. La Bolivie suit la même voie.
Le FMI est désormais dans une passe difficile parce qu’elle est en train de perdre ses réserves. L’organisme fonctionnait sur la collecte de dettes et si les pays restructurent leur dette ou refusent de la payer, elle se retrouve en difficulté. Et soi dit en passant, les pays pourraient légitimement refuser de payer une bonne partie de la dette parce que, à mon avis, elle est illégale à la base. Par exemple, si je vous prête de l’argent tout en sachant que c’est un risque pour moi, j’exigerais des intérêts élevés. Puis à un moment donné si vous me dites, « désolé, je ne peux plus payer », je ne peux pas appeler mes voisins pour vous obliger à me payer. Je ne peux pas appeler non plus vos voisins pour vous obliger à me payer. C’est pourtant ce que fait le FMI. Vous prêtez des sommes à une dictature et à une élite, la population n’a rien à voir là-dedans, et vous exigez des taux d’intérêt élevés parce que c’est risqué, puis ils vous annoncent qu’ils ne peuvent pas payer alors vous dites « pas de problème, vos voisins payeront pour vous ». C’est ce qu’ils appellent un ajustement structurel. Et mes voisins payeront effectivement pour moi. C’est le cartel des créditeurs du FMI, une manière pour le Nord de taxer le Sud.
La Banque Mondiale n’est pas la même institution, mais il y a les mêmes types de conflits et confrontations qui l’entourent. En Bolivie, un des événements majeurs qui a provoqué le soulèvement de la majorité indigène qui a finalement pris le pouvoir fût la tentative de la Banque Mondiale de privatiser l’eau. Dans un manuel d’économie, on vous expliquera qu’il faut payer l’eau le prix du marché, tenir compte de sa valeur marchande, oui, très bien, sauf que les pauvres, qui composent la majorité de la population, ne peuvent plus boire. Et ils appellent ça une externalité, quelque chose dont on n’a pas à s’occuper.
Ce que la population a fait - ce fût un conflit aigu, principalement à Cochabamba - les paysans ont simplement obligé les multinationales de l’eau, Bechtel et autres, à se retirer. Il y avait un mouvement de solidarité ici, c’était très intéressant. Mais la Banque Mondiale a été obligée de retirer le projet et il y en a d’autres similaires. D’un autre côté, certaines actions de la Banque Mondiale sont constructives. Ce n’est pas une institution totalement destructrice. Mais elle perd aussi de sa puissance.
Il se passe la meme chose en Asie. Prenez l’exemple de l’Asian Development Bank. A l’époque de la crise financière en Asie, en 1997-98, le Japon voulait créer à travers cette banque des réserves qui permettraient à d’autres pays de survivre la crise de la dette au lieu de vendre leurs richesses à l’Occident. Les Etats-Unis ont simplement bloqué le projet. Mais ils ne peuvent plus le faire. Les réserves en Asie sont tout simplement trop grosses. En fait, les Etats-Unis survivent grâce au financement du Japon et de la Chine qui subventionnent notre société de consommation largement endettée. Je ne crois pas que les Etats-Unis peuvent encore se permettre d’appeler la Asian Development Bank pour lui dire « désolé, mais vous ne pouvez faire ça. » C’est un peu comme pour la Banque du Sud. Des choses similaires sont en train de se produire au Moyen Orient, avec les fonds d’état (sovereign funds), etc.
Michael Shank : Avec ces institutions qui apparaissent dans les pays en voie de développement comme des alternatives au FMI et la Banque Mondiale, quelles initiatives de même ordre pourrait-on voir surgir en ce qui concerne les monnaies ?
Noam Chomsky : c’est déjà en cours. Le Koweït a déjà entamé une diversification limitée de son panier de devises. Les Emirats Arabes Unis et Dubaï se tournent vers leurs propres fonds de développement. Si l’Arabie Saoudite, le plus gros et le plus important, se joint à eux, cela deviendrait un centre majeur de financement, d’emprunts, d’échanges, etc. C’est déjà en cours. Ils investissent dans les pays riches et aussi dans une certaine mesure dans la région, en particulier en Afrique du nord. Des fonds de développement indépendants. C’est encore limité parce qu’ils ne veulent pas contrarier les Etats-Unis.
Bien sûr, de bien des manières, les élites ont besoin des Etats-Unis. La Chine, en particulier, a besoin du marché US. Elle ne veut pas l’affaiblir. Pareil pour le Japon. Alors ils préfèrent acheter des bons du trésor au lieu de faire des investissements plus profitables juste pour maintenir l’économie US, qui est leur marché. Mais la situation est très fragile. Ils pourraient très bien se tourner vers d’autres marchés et ils ont déjà commencé à le faire. Je ne pense pas que quelqu’un sait ce qui se passerait si les pays qui sont en possession de grosses réserves se tournaient vers des investissements rentables plutôt que de soutenir une économie fortement consommatrice et très endettée.
Michael Shank : L’Occident s’oppose aux pays qui nationalisent leur pétrole et leur gaz mais cette tendance se poursuit malgré tout. Comment cela se terminera-t-il ? Imaginez-vous que les pays riches en pétrole et gaz se réunissent pour créer un marché alternatif ?
Noam Chomsky : Ils ont essayé avec l’OPEP qui, dans une certaine mesure remplit ce rôle. Mais ils doivent se résoudre au fait que l’Occident ne les laissera pas faire. Remontons à 1974, l’année de la première tentative d’indépendance des pays pétroliers. Relisez ce que les journalistes et commentateurs américains disaient à l’époque. Ils disaient que le pétrole n’appartenait pas à ces gens-là. Les plus modérés affirmaient que le pétrole devait être internationalisé au profit de la communauté internationale. L’agriculture américaine n’avait pas à être internationalisée au profit de la communauté internationale mais le pétrole de l’Arabie Saoudite devait l’être parce l’Arabie Saoudite n’obéissait plus aux ordres.
Les plus extremistes, je crois qu’il s’agissait d’Irving Kristol, disaient que les nations insignifiantes, comme les gens insignifiants, se berçaient parfois d’illusions sur leur importance. Et donc que l’ère de la politique de la canonnière n’était pas révolue et que nous devions simplement aller nous servir sur place. Robert Tucker, un spécialiste sérieux en relations internationales et qui est considéré comme plutôt un modéré, a dit que c’était un scandale que nous les laissions gérer leurs propres ressources naturelles. Pourquoi rester les bras croisés si nous avons la puissance militaire suffisante pour nous en emparer. Relisez quelqu’un comme George Kennan, considéré comme un grand humaniste. Lorsqu’il travaillait dans le secteur de la planification, à la fin des années 40 et au début des années 50, il disait que des mesures radicales pouvaient s’avérer nécessaires pour « protéger nos ressources » - qui se trouvaient par hasard dans des pays étrangers. C’était juste une erreur de géographie. Ce sont nos ressources et nous devons les protéger par des mesures radicales, y compris en instaurant des états policiers et tout le reste.
Prenez Bill Clinton. Lui aussi avait une doctrine, chaque président avait la sienne. Elle s’exprimait d’une manière moins éhontée que celle de Bush, elle était donc moins critiquée. Mais, prise au pied de la lettre, sa doctrine était plus radicale que celle de Bush. La doctrine de Clinton, telle qu’elle fût officiellement présentée devant le Congrès, stipulait que les Etats-Unis se réservaient le droit unilatéral de recourir à la puissance militaire pour protéger les marchés et les ressources naturelles. La doctrine de Bush stipule qu’il nous faut un prétexte pour intervenir, comme celui d’une menace. La doctrine de Clinton ne s’embarrassait pas de prétextes, nous n’avions pas besoin de prétextes. S’agissant des marchés et des ressources naturelles, nous avions le droit de nous en assurer le contrôle, ce qui est somme toute logique lorsqu’on considère que le monde entier nous appartient alors, évidemment, nous avons le droit.
Il faudra chercher loin dans les extrêmes du spectre politique pour trouver une voix discordante. Alors si les pays pétroliers tentaient de gagner leur indépendance et le contrôle de leurs ressources naturelles, il y aurait une réaction très brutale de notre part. Les Etats-Unis, à ce jour, ont un appareil militaire. Ils dépensent plus pour cet appareil que tous les autres pays réunis. Il y a une raison à cela et ce n’est pas pour défendre nos frontières.
Michael Shank : Pensez-vous que l’Inde pourrait renverser ses alliances et se retourner vers la Russie et la Chine ou continuera-t-elle à s’accommoder de l’accord post-nucléaire avec les Etats-Unis ?
Noam Chomsky : Ca va dans les deux sens. Une des raisons de l’accord nucléaire, du point de vue des Etats-Unis, était d’encourager l’Inde à rejoindre le sphère d’influence US. Mais l’Inde joue un double jeu. Elle améliore ses relations avec la Chine aussi. Les relations commerciales, d’autres relations aussi, ainsi que les partenariats s’améliorent. L’Inde n’a pas été admise comme membre mais a un poste officiel d’observateur au sein de l’Organisation de Coopération de Shangai (OCS), qui est principalement une organisation chinoise mais qui est aussi une organisation en forte croissance qui pourrait contrer l’OTAN. Elle regroupe les états d’Asie Centrale, la Russie avec ses énormes ressources naturelles et la Chine, avec son économie en pleine expansion. Parmi les observateurs on trouve l’Inde, le Pakistan et, très important, l’Iran qui est accepté comme observateur et pourrait devenir membre. Mais l’organisation a exclu les Etats-Unis.
Les Etats-Unis voulaient un poste d’observateur. La candidature fût rejetée. L’OCS a officiellement déclaré que les forces militaires US devaient quitter le Moyen-Orient. Et elle fait partie d’un mouvement vers la création d’un réseau de Sécurité Energétique Asiatique et d’autres mesures en faveur d’une intégration de la région pour échapper au contrôle impérial, occidental, et aller vers l’indépendance. La Corée du sud - autre puissance industrielle majeure - n’a pas encore rejoint l’organisation mais pourrait le faire. Le Japon, pour le moment, accepte de servir les intérêts des Etats-Unis, mais ça aussi ça peut changer.
Il y a donc des forces centrifuges en action partout dans le monde.
Source : http://www.alternet.org/story/76657/
Le forum des peuples, contre pouvoir africain au G8
par Jérôme Ollier
Situé à une soixantaine de kilomètres de Bamako, au bord du fleuve Niger, c’est dans l’institut de promotion du développement rural de Katibougou que se tient le 7ème forum des peuples. Ecole agricole construite par des architectes russes dans les années 60, durant la présidence de Modibo Keita |1|, cette école instruisait à l’époque quelque 8000 étudiants, il n’en reste guère plus que 400 aujourd’hui.
Organisé par la CAD Mali |2|, le forum des peuples se réunit tous les ans au même moment que le G8 pour dénoncer les politiques meurtrières des 8 "puissants". L’évènement voit la participation de représentants de mouvements sociaux et d’ONG de toutes les régions du Mali mais aussi des délégations de plusieurs pays d’Afrique. Environ 600 personnes décortiquent et critiquent la mondialisation néolibérale durant les 4 jours où se succèdent assemblées et ateliers.
C’est d’ailleurs avec une intervention musclée que s’est ouvert le forum. D’anciens salariés de l’entreprise Huicoma et des jeunes "sans voix" du réseau No Vox ont reçu les officiels participant à la cérémonie en scandant des slogans tels que : "ATT |3|, Sarkozy, Mondialisation, pilleurs, voleurs, néo-coloniaux : A bas !" ou "Etat Malien : A bas !, Gouvernement Malien : A bas !". Privatisée en 2005, Huicoma était une entreprise de production d’huile à partir de graine de coton. Dans les six mois qui ont suivi sa privatisation, 700 des 1000 employés qui y travaillaient ont été renvoyés. Aujourd’hui en arrêt de production, l’usine a ses portes fermées à deux pas du forum, les travailleurs licenciés ont accueilli les participants derrière une banderole : "ATT, Groupe Tomota, Nos vies valent plus que vos profits".
Il faut dire que les privatisations ont été bon train ces dernières années au Mali, un des exemples les plus frappants étant celui de la régie des chemins de fer malien. Estimée à quelque 105 milliards de Francs CFA, elle a été cédée à un groupe franco-canadien pour 7 milliards. Ces privatisations ont été exigées |4| par les institutions financières internationales, celles-là même qui prônent cyniquement la "bonne gouvernance".
Les participants du forum ne s’y trompent pas d’ailleurs, le constat est sans appel... Dettes, Banque mondiale, FMI, privatisations, cherté de la vie, APE, tout est rejeté en bloc et avec force. La plupart des discussions ont lieu sur les formes de résistance à ces politiques, certains jouant la carte des interpellations des gouvernements par les "organisations de la société civile", d’autres appelant à la révolution. La souveraineté alimentaire, thème qui prend une place importante en ces temps de crise alimentaire, cristallise bien les divergences sous-jacentes. En effet, le gouvernement pour faire face à la crise vient de lancer "l’initiative riz", censée développer les cultures de riz dans le pays. Certaines organisations (qui ont participé à l’élaboration des plans agricoles) la soutiennent, tandis que d’autres clament qu’il ne s’agit ni plus ni moins que d’une diversion du gouvernement pour tenter de faire passer l’imminente privatisation de la CMDT |5|.
Bien que fort orienté sur le Mali, le forum a également une dimension internationale, grâce au rejet total du G8 et aux intervenants étrangers d’abord, mais aussi par le biais de sujets régionaux. Ainsi les gouvernements du nord ont été dénoncés à plusieurs reprises pour leur ingérence dans les affaires du Zimbabwe. En effet, Mugabé est soutenu de manière quasi-unanime par les participants du forum.
Malgré quelques soucis inhérents à ce genre de sommet, les conclusions du forum doivent se révéler fructueuses et porteuses de mobilisations. Les luttes africaines sont d’une manière ou d’une autre amenées à grandir lorsque l’on voit que le transfert net sur la dette des pays d’Afrique subsaharienne a été de 15 milliards de dollars entre 2000 et 2006 |6|. Une grande part des richesses créées par les pays du Sud est donc transférée vers les coffres de leurs riches créanciers du Nord. Pourtant l’Afrique suffoque toujours sous une dette extérieure publique de 115 milliards de dollars |7|, et la "cherté de la vie" déclenche de vives réactions. Le G8 et leurs amis capitalistes sont encore maîtres des règles du jeux, mais ici, au Mali, la publicité de la banque belge KBC invitant à spéculer sur la hausse des prix des produits alimentaires indigne et la révolte gronde à juste titre.
Notes de bas de page:
|1| Président du Mali de 1960 à 1968, il a mené des politiques de type socialiste, il fut renversé par un coup d’état militaire, le 19 novembre 1968
|2| Membre du réseau CADTM international
|3| Acronyme du président malien actuel : Amadou Toumani Touré
|4| Dans le cadre de politique de lutte contre la pauvreté
|5| Compagnie malienne de développement du textile, historiquement associée à la production de coton au Mali
|6| Source : Banque mondiale, Global Development Finance 2007 (GDF 2007)
|7| Dette publique (ou garanties par le secteur publique) de l’Afrique Sub-Saharienne en 2006, source : GDF 2007
source de l'article: www.cadtm.org
Situé à une soixantaine de kilomètres de Bamako, au bord du fleuve Niger, c’est dans l’institut de promotion du développement rural de Katibougou que se tient le 7ème forum des peuples. Ecole agricole construite par des architectes russes dans les années 60, durant la présidence de Modibo Keita |1|, cette école instruisait à l’époque quelque 8000 étudiants, il n’en reste guère plus que 400 aujourd’hui.
Organisé par la CAD Mali |2|, le forum des peuples se réunit tous les ans au même moment que le G8 pour dénoncer les politiques meurtrières des 8 "puissants". L’évènement voit la participation de représentants de mouvements sociaux et d’ONG de toutes les régions du Mali mais aussi des délégations de plusieurs pays d’Afrique. Environ 600 personnes décortiquent et critiquent la mondialisation néolibérale durant les 4 jours où se succèdent assemblées et ateliers.
C’est d’ailleurs avec une intervention musclée que s’est ouvert le forum. D’anciens salariés de l’entreprise Huicoma et des jeunes "sans voix" du réseau No Vox ont reçu les officiels participant à la cérémonie en scandant des slogans tels que : "ATT |3|, Sarkozy, Mondialisation, pilleurs, voleurs, néo-coloniaux : A bas !" ou "Etat Malien : A bas !, Gouvernement Malien : A bas !". Privatisée en 2005, Huicoma était une entreprise de production d’huile à partir de graine de coton. Dans les six mois qui ont suivi sa privatisation, 700 des 1000 employés qui y travaillaient ont été renvoyés. Aujourd’hui en arrêt de production, l’usine a ses portes fermées à deux pas du forum, les travailleurs licenciés ont accueilli les participants derrière une banderole : "ATT, Groupe Tomota, Nos vies valent plus que vos profits".
Il faut dire que les privatisations ont été bon train ces dernières années au Mali, un des exemples les plus frappants étant celui de la régie des chemins de fer malien. Estimée à quelque 105 milliards de Francs CFA, elle a été cédée à un groupe franco-canadien pour 7 milliards. Ces privatisations ont été exigées |4| par les institutions financières internationales, celles-là même qui prônent cyniquement la "bonne gouvernance".
Les participants du forum ne s’y trompent pas d’ailleurs, le constat est sans appel... Dettes, Banque mondiale, FMI, privatisations, cherté de la vie, APE, tout est rejeté en bloc et avec force. La plupart des discussions ont lieu sur les formes de résistance à ces politiques, certains jouant la carte des interpellations des gouvernements par les "organisations de la société civile", d’autres appelant à la révolution. La souveraineté alimentaire, thème qui prend une place importante en ces temps de crise alimentaire, cristallise bien les divergences sous-jacentes. En effet, le gouvernement pour faire face à la crise vient de lancer "l’initiative riz", censée développer les cultures de riz dans le pays. Certaines organisations (qui ont participé à l’élaboration des plans agricoles) la soutiennent, tandis que d’autres clament qu’il ne s’agit ni plus ni moins que d’une diversion du gouvernement pour tenter de faire passer l’imminente privatisation de la CMDT |5|.
Bien que fort orienté sur le Mali, le forum a également une dimension internationale, grâce au rejet total du G8 et aux intervenants étrangers d’abord, mais aussi par le biais de sujets régionaux. Ainsi les gouvernements du nord ont été dénoncés à plusieurs reprises pour leur ingérence dans les affaires du Zimbabwe. En effet, Mugabé est soutenu de manière quasi-unanime par les participants du forum.
Malgré quelques soucis inhérents à ce genre de sommet, les conclusions du forum doivent se révéler fructueuses et porteuses de mobilisations. Les luttes africaines sont d’une manière ou d’une autre amenées à grandir lorsque l’on voit que le transfert net sur la dette des pays d’Afrique subsaharienne a été de 15 milliards de dollars entre 2000 et 2006 |6|. Une grande part des richesses créées par les pays du Sud est donc transférée vers les coffres de leurs riches créanciers du Nord. Pourtant l’Afrique suffoque toujours sous une dette extérieure publique de 115 milliards de dollars |7|, et la "cherté de la vie" déclenche de vives réactions. Le G8 et leurs amis capitalistes sont encore maîtres des règles du jeux, mais ici, au Mali, la publicité de la banque belge KBC invitant à spéculer sur la hausse des prix des produits alimentaires indigne et la révolte gronde à juste titre.
Notes de bas de page:
|1| Président du Mali de 1960 à 1968, il a mené des politiques de type socialiste, il fut renversé par un coup d’état militaire, le 19 novembre 1968
|2| Membre du réseau CADTM international
|3| Acronyme du président malien actuel : Amadou Toumani Touré
|4| Dans le cadre de politique de lutte contre la pauvreté
|5| Compagnie malienne de développement du textile, historiquement associée à la production de coton au Mali
|6| Source : Banque mondiale, Global Development Finance 2007 (GDF 2007)
|7| Dette publique (ou garanties par le secteur publique) de l’Afrique Sub-Saharienne en 2006, source : GDF 2007
source de l'article: www.cadtm.org
The worldwide food shortage is the result of deliberate, Malthusian policies of genocide.
Instead of Wars of Starvation,Let Us Double Food Production
by Helga Zepp-LaRouche, May 2008
The fiery letters of an unprecedented human catastrophe already stand flickering on the wall, and it will be fatal for the world as a whole, if we do not succeed immediately, in the coming days and weeks, to declare globalization a failure, and to set everything into motion to double agricultural production capacity in the shortest possible time!
This is of the utmost urgency: Since October 2007, there have been food riots in over 40 nations. According to Rajat Nag, managing director general of the Asian Development Bank, 1 billion Asians (!) are already at serious risk from the hunger crisis, and in Africa, Ibero-America, and among the poor on the other continents, an additional 1 billion face the same fate. But according to Jacques Diouf, head of the UN Food and Agriculture Organization (FAO), since December his organization has been unable to raise 10.9 million euros (!) in order to purchase seed for poor farmers in developing countries. The rich states are simply not willing to support the developing countries with money, seed, and investment in infrastructure, Diouf told an FAO conference on Latin America in Brasilia in mid-April.
Jean Ziegler, UN Special Rapporteur on the Right to Food, pointed to an additional aspect of the crisis; namely, that the use of food for biofuels is a “crime against humanity.” In order that we might fill our gas tanks with ethanol with clear ecological conscience, people in the Third World must starve (and also die—HZL). Speaking of the resulting food riots, Ziegler said, “These are riots of utter despair by people who fear for their lives, and who, nagged by deathly fear, take to the streets.”
And that’s only the beginning. Because, as long as the current policy of the “rich” nations—i.e., the free-trade doctrine of the World Trade Organization (WTO), the European Union Commission, and so on—continues, the food cartels and speculators will take advantage of the conditions created by the escalating systemic crisis of the world financial system, to maximize their profits and to feed price inflation, without the farmers reaping any benefit therefrom. And if the world’s central banks continue their practice of using tax revenues in an attempt to make up for the speculative losses of private banks, then we are going to see hyperinflation à la Weimar Germany spread around the globe.
Under these circumstances, the entire planet will be swept by the storm winds of food riots, until humanity descends into a new dark age of chaos, gang warfare, and climbing death rates—or, until justice and life with human dignity are established for all human beings on this planet.
The Oligarchy’s Malthusian Axioms
For the year 2050, the UN forecasts a population growth of 33%, that is, from the current 6.7 billion to approximately 9 billion human beings. The demand for food will rise correspondingly, and if we add the approximately 2 billion who are currently undernourished, then a doubling of food production is a good rough measure on which we can orient our planning efforts.
Noel Celis
A child in Manila, the Philippines, reaches for rice, while his exhausted mother rests beside him. The worldwide food shortage is the result of deliberate, Malthusian policies of genocide.
One would be hard put to find another issue which more effectively unmasks the oligarchical axiomatic state of mind, as this one. The U.S.-Eurocentric outlook regards the prospective population growth as a threat, bringing with it the challenge of mass immigration of poor people into the developed countries, and the struggle to secure raw materials (most of which are located in the poor countries). This viewpoint was most recently expressed by Michael V. Hayden, U.S. Director of Central Intelligence, at a speech at the University of Kansas. He asserted that this growth will occur chiefly in the nations of Africa, Asia, and the Middle East, places where this population growth cannot be sustained economically, thus leading to a heightened danger of violence, rebellion, and extremism.
This same oligarchical axiomatic outlook underlies the unspeakable strategy paper issued by five retired generals, who count as the first among the six primary challenges to the world community, population growth and the unequal distribution of the demographic curve in the various continents. This poses the greatest threat to prosperity, responsible government, and energy security, these generals say. The model for this neo-Malthusian, imperial world-view is the infamous National Strategic Study Memorandum 200 (NSSM 200), drafted by Henry Kissinger in 1974, which declares all raw materials around the world to be a U.S. strategic security interest.
The truth is, that the oligarchical model which Richard Nixon, Henry Kissinger, and George Shultz set into motion on Aug. 15, 1971, with the end of Roosevelt’s Bretton Woods system and of fixed currency exchange rates, thereby systematically guiding the economy into the direction of unregulated free trade, has now completely failed. This 1971 paradigm-shift away from production and into speculation—unregulated credit generation in the so-called offshore markets such as the Cayman Islands, where 80% of all hedge funds are headquartered—ushered in the emergence of today’s casino economy.
Since that time, step by step, each new precedent has gone in the direction of the neo-liberal model: the creation of the eurodollar market; the 1974 oil price swindle; the 1975 hardening of “IMF conditionalities”; the assaults by the Carter Administration, beginning in 1976, against “mercantilist tendencies in the developing countries”; Federal Reserve Chairman Paul Volcker’s 1979 high interest rate policy; the policies of “Reaganomics” and “Thatcher economics” in the 1980s, including the mergers and hostile takeovers typifying a process of ever greater cartelization; Alan Greenspan’s invention of miraculous “creative credit instruments” following the Crash of 1987; and the unfettered globalization following the disintegration of the Soviet Union in 1991, and the transfer of industrial production into “cheap production countries”—all these were further mileposts in the same direction.
Behind Today’s Hunger Catastrophe
It is in this context that we must consider today’s exploding hunger catastrophe. Formerly, since 1957, the European Economic Community’s Common Agricultural Policy (CAP) had been designed to supply the population with sufficient foodstuffs at reasonable prices, so that farmers had an appropriate income and agricultural production could be increased. But with the introduction of unfettered globalization, other, entirely different criteria took precedence. With the 1992 agricultural reform, consumer price reductions were instituted, for example: beef -20%, grains -30%, and milk -15%. But there were no provisions for corresponding compensation to the farmers. Instead, they were offered financial assistance tied to compliance with “ecological criteria.”
The farmers had been talked into this deal with the argument that they “must hold their own on the world market,” i.e., they must be able to compete with cheapened production abroad. In practice, however, it meant that many farmers had to shut down completely, while others could run their farms only as a part-time occupation, such that a career in farming became unattractive for the young generation, resulting in the loss of many family farms.
This trend in the direction of free trade was escalated by the so-called Uruguay Round, the final negotiation session of the GATT (General Agreement on Tariffs and Trade), which ended their former practice of considering the rules of agricultural production from the standpoint of food security, and instead bound themselves to the strict rule of free trade, and thus to the food cartels’ demand for maximization of profit.
Since that time, millions of farms have gone bankrupt, and the process of cartelization has taken hold to such an extent, that in five months, the FAO has been unable to pull together a pitiful 10 million euros so that, in the midst of this hunger catastrophe, the poor countries might be able to sow seed—seed which is controlled by only three companies!
The replacement of GATT—which still had the form of a multilateral agreement among states—by the World Trade Organization, a supranational bureaucracy with far-reaching independent powers, portended a further round of deregulation, abolishment of all trade barriers not bound by collective bargaining agreements, and “harmonization” of member-states’ standards. The chief beneficiaries of these measures in the direction of free trade, were, once again, the food cartels. Since then, completely anonymous WTO boards of experts have enjoyed the right to impose penalties on violators against free trade, without these “experts” being obliged in any way to account to voters for their actions.
For the European Union, the Agenda 2000 and the agricultural reform of 2005 further stepped up the tempo in the direction of reduction of surpluses (and thus the destruction of foodstuff reserves and exports). Instead of setting fair producer prices which could cover production costs, compensatory payments were made for leaving land fallow—“set-aside” policy—and for completely arbitrary environmental protection measures. And so, the trend toward sell-offs of independent family farms proceeded apace.
Former German Minister of Agriculture (and later Consumer Protection Minister) Renate Künast, and Austrian former EU Commissioner for Agriculture, Rural Development, and Fisheries Franz Fischler, were correct when they spoke of a systemic change being introduced with this agricultural reform. Fischler cynically observed at the time, that the compulsory price reductions would also bring about a reduction in the intensity of cultivation, because the farmers would not have any money left for fertilizer or pesticides.
A bit later, some farmers fared better financially for a while, because of the EU subsidies for cultivation of plants for biofuels—but with the above-mentioned catastrophic consequences. And it should be pointed out the pioneer in the use of foodstuffs for the production of ethanol, was Benito Mussolini.
Under the WTO and EU Commission regime, production capacity was reduced in the industrial nations, while at the time, the developing countries were forced to export cheap foodstuffs in order to earn cash to repay foreign debt—and this, frequently, even though their own population was not adequately supplied with food. And so, today, the economic and moral bankruptcy of this system of British free trade and Manchester capitalism is plain for all to see.
Fortunately, there is also resistance against the genocidal policies of WTO and EU free trade. In recent weeks, French Agriculture Minister Michel Barnier and German Consumer Protection Minister Horst Seehofer have begun a campaign aimed directly against the EU policies. Barnier started a European-wide campaign in defense of the CAP, a policy which some free-trade fanatics (such as David Spector, an Associate Professor at the Paris School of Economics, and the Financial Times) are demanding be completely abolished, despite the hunger crisis. Barnier attacks the idea that the poorest countries should export food to the rich countries, as a total departure from reality, since it is precisely such a policy which has ruined subsistence agriculture and local production in the poorest countries. Instead of this, Barnier demands that Africa, Latin America, and Asia likewise institute their own CAPs—i.e., a protectionist parity system.
Emergency Measures Needed Now
There can be only one answer to the obvious bankruptcy of murderous free trade: We need a worldwide mobilization for the most rapid possible doubling of agricultural production.
The WTO itself must be dissolved, immediately.
Leading up to the FAO conference in Rome on June 3-5, all means, including unconventional ones, must be made available for enabling the FAO to set a program into motion to increase agricultural production worldwide. This must include a new “Green Revolution,” as well as medium-term measures for the expansion of infrastructure, the building up of food-processing industries in developing countries which do not have them, and for water management.
The topic of a new and just world economic order must be put onto the agenda. In view of the existential significance of this issue for the future of all humankind, a special session of the UN General Assembly must be convened on this theme.
The New Bretton Woods system, and a New Deal for the entire world, in the tradition of Franklin D. Roosevelt—measures which many heads of state and economists have been calling for—must immediately become the subject of an emergency conference of heads of state, who must decide upon a new world financial system which would permit all nations to develop. The building of the Eurasian Land-Bridge must be agreed upon as the keystone for reconstructing the world economy.
In the U.S. Declaration of Independence—which the Schiller Institute’s founding conference in 1984 adopted as its charter by making it applicable for all nations of this world, by just a few wording changes—it says:
“We hold these truths to be self-evident, that all men are created equal, that they are endowed by their Creator with certain unalienable Rights, that among these are Life, Liberty and the pursuit of Happiness.”
This Declaration of Human Rights must hold true still today—for all human beings on this planet. What we need today, is men and women who fight with passion and love for the idea of a just world order, one in which the community of nations can live together in peace and human dignity. Life, Liberty, and Happiness mean, above all, that all people have enough to eat and that poverty is abolished—something which we have all the technological means to bring about. Whether we can make this vision into reality, or whether we instead speed humanity into collapse, is how each one of us will be measured by history.
Article source: http://www.schillerinstitute.org/food_for_peace/hzl_double_food.html
The Schiller Institute
PO BOX 20244
Washington, DC 20041-0244
703-771-8390
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