Thursday, July 03, 2008
Les raisons politiques de la crise alimentaire mondiale
Par Olivier Nizet
source de l'article: http://www.cadtm.org
Les divers commentaires publiés au cours du sommet de la FAO, sommet au cours duquel les mouvements paysans ont été injustement expulsés, parlent d’eux-mêmes : suivant les intérêts économiques et stratégiques des uns ou des autres, on met en avant différentes responsabilités : la multiplication des surfaces réservées aux agrocarburants entrant en conflit avec la production alimentaire ; les marchés à terme, censés limiter la spéculation, mais dont les effets sont complètement inverses (comme les marchés à terme du pétrole dont le prix est lui aussi en train d’exploser) ; les subsides à l’agriculture accordés par l’UE à ses exploitants agricoles ; ou encore les nouvelles habitudes alimentaires des pays dits émergents comme la Chine ou l’Inde. Chacun essaie d’imposer son agenda politique, et tire assez maladroitement la couverture de son côté.
Cet imbroglio de raisons diverses nous fait passer à côté de la principale raison de l’existence de cette crise :
La production alimentaire mondiale est répartie de manière inégalitaire. Pendant que les capitalistes du Nord et du Sud s’empiffrent et grossissent à vue d’œil, les populations au Nord voient leur pouvoir d’achat diminuer de jour en jour, et au Sud, 100.000 personnes meurent quotidiennement des effets de la malnutrition. Les prix grimpent en flèche, les famines se multiplient, ainsi que les émeutes qui les accompagnent, et pourtant la récolte mondiale de céréales de l’année 2007 bat tous les records, selon les estimations de la FAO, et continuerait sa progression pour la récolte 2008, selon les mêmes sources. Il semble donc clair que nous produisons assez de nourriture pour enrayer définitivement ce problème politico-économique.
Le néolibéralisme frappe encore
L’agenda des dirigeants des pays de la Triade (USA, UE et Japon) est tout à fait différent du discours officiel : le but inavoué est de profiter de cette crise pour imposer aux pays les plus pauvres une nouvelle révolution verte, sponsorisée à grand coup de dons de semences et d’engrais, le tout enrobé dans une grande couverture humaniste et désintéressée. C’est une des composantes de la stratégie du choc décrite par Naomi Klein dans son livre éponyme |2| : se servir d’une catastrophe ou la fabriquer pour justifier de nouvelles mesures économiques et sociales toujours plus inégalitaires, dans la droite ligne du consensus de Washington. Comme si les plans d’ajustement structurels imposés aux économies du Sud depuis le début des années 1980 suite à la crise de la dette n’avaient pas suffisamment détruit les peuples et leur environnement, ces mêmes institutions financières redoublent de cynisme en apportant leurs solutions caduques à un problème qu’ils ont eux-mêmes créé.
La preuve la plus évidente est le plan en dix points proposé par la Banque mondiale pour enrayer la crise |3|.
Ce plan propose bien évidemment des dons d’urgence, des actions concrètes afin de faire parvenir rapidement une aide alimentaire dans les pays les plus touchés par le phénomène. Mais une lecture complète de ces 10 points nous ramène très vite à la triste réalité de l’agenda néolibéral. Derrière ce discours bienfaiteur, on perçoit clairement le spectre de la révolution verte : mécanisation de l’agriculture, utilisation d’engrais (déjà inaccessibles pour de nombreux paysans), un recours plus que probable aux OGM fournis par l’industrie agroalimentaire en violation totale avec le principe de souveraineté alimentaire. Le but de cette nouvelle révolution verte n’est certainement pas de permettre aux habitants des pays pauvres et lourdement endettés de retrouver une indépendance agricole et alimentaire, mais de les embarquer dans un modèle d’agriculture qui a déjà démontré ses limites depuis plusieurs décennies, avec son lot de destruction des sols, des réserves aquifères, et des liens sociaux existants entre les différentes composantes d’un population paupérisée et déplacée au gré des évolutions du marché.A titre d’exemple, voici la solution à la crise proposée par Jeffrey Sachs, ancien conseiller du FMI et de la Banque Mondiale, parue le 2 juin dernier dans Les Echos, journal économique français :
« La solution consiste à augmenter le rendement des céréales à au moins deux tonnes par hectare. Même les fermiers les plus pauvres devraient pouvoir accéder à des semences améliorées, aux engrais chimiques, à des matières organiques et, là où c’est possible, à des méthodes d’irrigation à petite échelle, comme des pompes pour tirer l’eau d’un puits proche. Cette association de semences à fort rendement, d’engrais et d’irrigation n’a rien de magique. C’est la clef de l’augmentation mondiale de la production alimentaire depuis les années 1960. Le problème est que les paysans des pays pauvres ne disposent pas d’épargne. Ils ne peuvent pas emprunter pour investir. Par conséquent, ils produisent leur nourriture de façon traditionnelle et gagnent peu, voire rien du tout. » |4|
Augmenter les rendements grâce à la technologie, aux intrants chimiques, aux semences à haut rendement (OGM ?), investir grâce à l’emprunt extérieur (et donc s’endetter pour une ou plusieurs générations, sic !!!), voici les solutions miracles que le système capitaliste sort de son chapeau afin d’enrayer la famine mondiale. C’est pourtant ce genre de politique désastreuse qui a conduit le Brésil de Lula à abandonner la souveraineté alimentaire afin de produire du soja génétiquement modifié ou de la canne à sucre sur d’énormes parcelles arrachées à la forêt primaire amazonienne. Tout çà pour engraisser nos bovins ou remplir les réservoirs de nos voitures. Et cela n’a certainement pas aidé les millions de Brésiliens mal nourris à améliorer leur régime alimentaire.
Un peu de recul et d’analyse de l’application de ces méthodes inefficaces prouvent que les seuls résultats tangibles de ces politiques sont des bénéfices records pour tous les intermédiaires de l’industrie agroalimentaire qui pullulent autour des producteurs agricoles, et une précarité accrue pour ceux-ci. Déçus par l’implosion de la bulle spéculative immobilière, les capitalistes de tous poils se dirigent vers ce marché porteur de bénéfices énormes.
Ce fait avéré a pourtant été démenti récemment par Bruno Colmant, directeur de la Bourse de Bruxelles et membre du comité d’administration du NYSE, lors d’une conférence-débat à Louvain-la-Neuve le 20 avril dernier en présence de deux membres du CADTM. Pour rappel, les bénéfices de Monsanto ont augmenté de 108 %, ceux de Cargill ont grimpé de 86%, et ceux de Mosaic, principale entreprise active dans les fertilisants, ont augmenté de 1134 % |5|. Tandis que ces spéculateurs s’enrichissent de manière scandaleuse, la majorité de la population mondiale se demande de quoi demain sera fait.
Les solutions existent
Il existe des tas de méthodes agronomiques non destructrices qui permettent d’augmenter de manière considérable les rendements agricoles. Les méthodes ancestrales du non-labour, entre autres, permettent de se passer des machines lourdes et grandes consommatrices de combustibles fossiles. Il est bien entendu possible de rendre la fertilité à certains sols ingrats sans les « miracles » de la biotechnologie.
Et sur un continent comme l’Afrique, par exemple, remplacer une main d’oeuvre abondante par quelques machines coûteuses est un non-sens économique et social. La terra preta d’Amazonie, sol créé par la main de l’homme à l’époque précolombienne et toujours aussi fertile après plusieurs centaines d’années |6|, est la preuve la plus criante de l’inutilité du tout technologique vendu à prix d’or par une industrie qui ne recherche que le profit à court terme.
Le monde n’a pas besoin de produire plus, mais de produire mieux, plus raisonnablement, en limitant les transports inutiles, en interdisant la spéculation sur ces biens de première nécessité, et en créant des barrières efficaces contre le dumping des céréales subventionnées par les pays riches, car l’humanité doit se nourrir tous les jours.
La solution réside aussi et surtout dans une meilleure distribution de cette production alimentaire, qui devrait d’abord être consommée par les hommes, femmes et enfants du monde avant d’aller remplir les silos des « feed-lots » américains ou les réservoirs de nos bagnoles. On ne devrait plus parler de sécurité alimentaire, mais de droit inaliénable et inconditionnel pour tous les peuples à la souveraineté alimentaire. Afin que les 100.000 victimes quotidiennes de ce massacre économique ne soient plus que le mauvais souvenir d’un système criminel.
Notes de bas de page:
|1| Voir à ce sujet l’article du Financial Times du 30 mai 2008 intitulé : World Bank acts to mitigate food crisis, par Chris Bryant
|2| La stratégie du choc : La Montée d’un Capitalisme du Désastre (Actes Sud, 2008)
|3| http://web.worldbank.org
|4| http://www.lesechos.fr/info/analyses/4734486.htm
|5| Source Via Campesina
|6| http://fr.wikipedia.org/wiki/Terra_preta
source de l'article: http://www.cadtm.org
Les divers commentaires publiés au cours du sommet de la FAO, sommet au cours duquel les mouvements paysans ont été injustement expulsés, parlent d’eux-mêmes : suivant les intérêts économiques et stratégiques des uns ou des autres, on met en avant différentes responsabilités : la multiplication des surfaces réservées aux agrocarburants entrant en conflit avec la production alimentaire ; les marchés à terme, censés limiter la spéculation, mais dont les effets sont complètement inverses (comme les marchés à terme du pétrole dont le prix est lui aussi en train d’exploser) ; les subsides à l’agriculture accordés par l’UE à ses exploitants agricoles ; ou encore les nouvelles habitudes alimentaires des pays dits émergents comme la Chine ou l’Inde. Chacun essaie d’imposer son agenda politique, et tire assez maladroitement la couverture de son côté.
Cet imbroglio de raisons diverses nous fait passer à côté de la principale raison de l’existence de cette crise :
La production alimentaire mondiale est répartie de manière inégalitaire. Pendant que les capitalistes du Nord et du Sud s’empiffrent et grossissent à vue d’œil, les populations au Nord voient leur pouvoir d’achat diminuer de jour en jour, et au Sud, 100.000 personnes meurent quotidiennement des effets de la malnutrition. Les prix grimpent en flèche, les famines se multiplient, ainsi que les émeutes qui les accompagnent, et pourtant la récolte mondiale de céréales de l’année 2007 bat tous les records, selon les estimations de la FAO, et continuerait sa progression pour la récolte 2008, selon les mêmes sources. Il semble donc clair que nous produisons assez de nourriture pour enrayer définitivement ce problème politico-économique.
Le néolibéralisme frappe encore
L’agenda des dirigeants des pays de la Triade (USA, UE et Japon) est tout à fait différent du discours officiel : le but inavoué est de profiter de cette crise pour imposer aux pays les plus pauvres une nouvelle révolution verte, sponsorisée à grand coup de dons de semences et d’engrais, le tout enrobé dans une grande couverture humaniste et désintéressée. C’est une des composantes de la stratégie du choc décrite par Naomi Klein dans son livre éponyme |2| : se servir d’une catastrophe ou la fabriquer pour justifier de nouvelles mesures économiques et sociales toujours plus inégalitaires, dans la droite ligne du consensus de Washington. Comme si les plans d’ajustement structurels imposés aux économies du Sud depuis le début des années 1980 suite à la crise de la dette n’avaient pas suffisamment détruit les peuples et leur environnement, ces mêmes institutions financières redoublent de cynisme en apportant leurs solutions caduques à un problème qu’ils ont eux-mêmes créé.
La preuve la plus évidente est le plan en dix points proposé par la Banque mondiale pour enrayer la crise |3|.
Ce plan propose bien évidemment des dons d’urgence, des actions concrètes afin de faire parvenir rapidement une aide alimentaire dans les pays les plus touchés par le phénomène. Mais une lecture complète de ces 10 points nous ramène très vite à la triste réalité de l’agenda néolibéral. Derrière ce discours bienfaiteur, on perçoit clairement le spectre de la révolution verte : mécanisation de l’agriculture, utilisation d’engrais (déjà inaccessibles pour de nombreux paysans), un recours plus que probable aux OGM fournis par l’industrie agroalimentaire en violation totale avec le principe de souveraineté alimentaire. Le but de cette nouvelle révolution verte n’est certainement pas de permettre aux habitants des pays pauvres et lourdement endettés de retrouver une indépendance agricole et alimentaire, mais de les embarquer dans un modèle d’agriculture qui a déjà démontré ses limites depuis plusieurs décennies, avec son lot de destruction des sols, des réserves aquifères, et des liens sociaux existants entre les différentes composantes d’un population paupérisée et déplacée au gré des évolutions du marché.A titre d’exemple, voici la solution à la crise proposée par Jeffrey Sachs, ancien conseiller du FMI et de la Banque Mondiale, parue le 2 juin dernier dans Les Echos, journal économique français :
« La solution consiste à augmenter le rendement des céréales à au moins deux tonnes par hectare. Même les fermiers les plus pauvres devraient pouvoir accéder à des semences améliorées, aux engrais chimiques, à des matières organiques et, là où c’est possible, à des méthodes d’irrigation à petite échelle, comme des pompes pour tirer l’eau d’un puits proche. Cette association de semences à fort rendement, d’engrais et d’irrigation n’a rien de magique. C’est la clef de l’augmentation mondiale de la production alimentaire depuis les années 1960. Le problème est que les paysans des pays pauvres ne disposent pas d’épargne. Ils ne peuvent pas emprunter pour investir. Par conséquent, ils produisent leur nourriture de façon traditionnelle et gagnent peu, voire rien du tout. » |4|
Augmenter les rendements grâce à la technologie, aux intrants chimiques, aux semences à haut rendement (OGM ?), investir grâce à l’emprunt extérieur (et donc s’endetter pour une ou plusieurs générations, sic !!!), voici les solutions miracles que le système capitaliste sort de son chapeau afin d’enrayer la famine mondiale. C’est pourtant ce genre de politique désastreuse qui a conduit le Brésil de Lula à abandonner la souveraineté alimentaire afin de produire du soja génétiquement modifié ou de la canne à sucre sur d’énormes parcelles arrachées à la forêt primaire amazonienne. Tout çà pour engraisser nos bovins ou remplir les réservoirs de nos voitures. Et cela n’a certainement pas aidé les millions de Brésiliens mal nourris à améliorer leur régime alimentaire.
Un peu de recul et d’analyse de l’application de ces méthodes inefficaces prouvent que les seuls résultats tangibles de ces politiques sont des bénéfices records pour tous les intermédiaires de l’industrie agroalimentaire qui pullulent autour des producteurs agricoles, et une précarité accrue pour ceux-ci. Déçus par l’implosion de la bulle spéculative immobilière, les capitalistes de tous poils se dirigent vers ce marché porteur de bénéfices énormes.
Ce fait avéré a pourtant été démenti récemment par Bruno Colmant, directeur de la Bourse de Bruxelles et membre du comité d’administration du NYSE, lors d’une conférence-débat à Louvain-la-Neuve le 20 avril dernier en présence de deux membres du CADTM. Pour rappel, les bénéfices de Monsanto ont augmenté de 108 %, ceux de Cargill ont grimpé de 86%, et ceux de Mosaic, principale entreprise active dans les fertilisants, ont augmenté de 1134 % |5|. Tandis que ces spéculateurs s’enrichissent de manière scandaleuse, la majorité de la population mondiale se demande de quoi demain sera fait.
Les solutions existent
Il existe des tas de méthodes agronomiques non destructrices qui permettent d’augmenter de manière considérable les rendements agricoles. Les méthodes ancestrales du non-labour, entre autres, permettent de se passer des machines lourdes et grandes consommatrices de combustibles fossiles. Il est bien entendu possible de rendre la fertilité à certains sols ingrats sans les « miracles » de la biotechnologie.
Et sur un continent comme l’Afrique, par exemple, remplacer une main d’oeuvre abondante par quelques machines coûteuses est un non-sens économique et social. La terra preta d’Amazonie, sol créé par la main de l’homme à l’époque précolombienne et toujours aussi fertile après plusieurs centaines d’années |6|, est la preuve la plus criante de l’inutilité du tout technologique vendu à prix d’or par une industrie qui ne recherche que le profit à court terme.
Le monde n’a pas besoin de produire plus, mais de produire mieux, plus raisonnablement, en limitant les transports inutiles, en interdisant la spéculation sur ces biens de première nécessité, et en créant des barrières efficaces contre le dumping des céréales subventionnées par les pays riches, car l’humanité doit se nourrir tous les jours.
La solution réside aussi et surtout dans une meilleure distribution de cette production alimentaire, qui devrait d’abord être consommée par les hommes, femmes et enfants du monde avant d’aller remplir les silos des « feed-lots » américains ou les réservoirs de nos bagnoles. On ne devrait plus parler de sécurité alimentaire, mais de droit inaliénable et inconditionnel pour tous les peuples à la souveraineté alimentaire. Afin que les 100.000 victimes quotidiennes de ce massacre économique ne soient plus que le mauvais souvenir d’un système criminel.
Notes de bas de page:
|1| Voir à ce sujet l’article du Financial Times du 30 mai 2008 intitulé : World Bank acts to mitigate food crisis, par Chris Bryant
|2| La stratégie du choc : La Montée d’un Capitalisme du Désastre (Actes Sud, 2008)
|3| http://web.worldbank.org
|4| http://www.lesechos.fr/info/analyses/4734486.htm
|5| Source Via Campesina
|6| http://fr.wikipedia.org/wiki/Terra_preta
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