Wednesday, April 15, 2009
Comment Monsanto vend les OGM
Enquête sur une stratégie de communication
Agnès Sinaï
Le Monde Diplomatique, Juillet 2001
Habituées à dicter leur loi aux gouvernements, les sociétés transnationales doivent maintenant compter avec un éveil civique susceptible de contrecarrer leurs projets. D’où la prolifération des « codes de bonne conduite » et autres « chartes éthiques » dont elles se dotent pour occulter ce qui reste leur unique objectif : garder les mains libres à l’échelle planétaire en vue de créer toujours plus de « valeur » pour l’actionnaire.
C’est dans le secteur de l’agrochimie qu’elles rencontrent le plus d’obstacles : les organismes génétiquement modifiés (OGM) ne « passent » pas dans l’opinion, tout particulièrement en Europe, aucune étude scientifique n’ayant pu conclure ni à leur innocuité ni à l’absence de risques pour la biodiversité liés à leur dissémination accidentelle, ni même se prononcer sur leurs prétendus bienfaits.
Les grandes firmes du domaine, en premier lieu Monsanto, ont donc déployé une stratégie de contournement. Il ne s’agit pas de prouver que leurs produits ne présentent aucun danger, mais de les promouvoir comme autant de remèdes aux problèmes de malnutrition et de santé publique du tiers-monde et, surtout, comme une solution de rechange à un péril, certes bien réel, celui des pesticides. avec des campagnes publicitaires minutieusement élaborées et massivement financées, elles espèrent bien « retourner » les esprits récalcitrants.
Par Agnès Sinaï
Etat d’urgence à Monsanto : après une alerte à la bombe sur son site français de Peyrehorade, dans le département des Landes, le numéro deux mondial des semences agricoles lance sur son réseau Intranet un protocole de sécurité en cas d’attaque cybernétique ou physique de ses employés. Ces derniers sont sommés de signaler tout comportement suspect, tout appel téléphonique non identifié et toute personne non badgée, ainsi que de fermer à clé toutes les portes, de verrouiller l’accès aux écrans d’ordinateur par des mots de passe et de ne pas utiliser de modem connecté à l’extérieur. Quant aux entretiens avec des journalistes, ils sont interdits sauf aux personnes expressément mandatées. Cette culture du secret n’est, du reste, pas complètement étrangère à l’actuelle directrice de la communication de Monsanto-France, Mme Armelle de Kerros, une ancienne de la Compagnie générale des matières atomiques (Cogema). Ce qui n’empêche pas Monsanto d’afficher une volonté de « transparence »...
Depuis le scandale de Terminator, première plante tueuse de l’histoire de l’agriculture (1), l’entreprise est partagée entre paranoïa défensive et agressivité. Les ennuis commencèrent lorsqu’elle racheta la firme Delta & Pine Land pour la somme de 1,8 milliard de dollars. Monsanto récupérait à cette occasion un brevet qui permettait un « verrouillage » des semences grâce à une ingénierie génétique inhibant leur repousse d’une année sur l’autre, ce qui conduisit l’organisation RAFI (The Rural Advancement Foundation International) à surnommer « Terminator » cette technique de stérilisation. Devant le tollé international qu’elle provoqua, le président de Monsanto, M. Bob Shapiro, annonça le retrait du produit, avant de donner sa démission.
Depuis lors, la multinationale a abandonné son slogan d’autrefois - « Nutrition, santé, avenir » - et elle cherche à se reconstituer une notoriété. Produire des OGM (on parle pudiquement de biotechnologies) est, en effet, une entreprise à hauts risques, aussi bien en termes d’image que d’investissements. Sans parler des accidents biologiques possibles : menaces sur la biodiversité et apparition d’insectes mutants, résistants aux insecticides incorporés dans les plantes transgéniques (2). Aux Etats-Unis, l’Agence de protection de l’environnement (EPA) a d’ores et déjà encouragé les agriculteurs à consacrer au moins 20 % de leurs terres à des plantations conventionnelles afin que des insectes non résistants au transgène Bacillus thuringiensis puissent se développer.
Autant d’aléas qui expliquent que, dans la valse des fusions-acquisitions et des restructurations, l’agrochimie, qui comprend les biotechnologies végétales (c’est-à-dire les OGM), soit systématiquement isolée des autres secteurs, de manière à compartimenter le risque transgénique. C’est dans cette logique qu’Aventis cherche à se désengager de CropScience, sa branche agrochimique. La firme avait en effet commercialisé le maïs transgénique Starlink, susceptible de provoquer des allergies chez les humains. Bien qu’il fût exclusivement destiné à l’alimentation animale, ce maïs s’était massivement retrouvé dans les chips et les corn-flakes des consommateurs américains, ainsi que dans les gâteaux de la marque Homemade Baking vendus au Japon. C’est également dans ce contexte qu’est né, en octobre 2000, le premier groupe mondial d’agrochimie, Syngenta - résultat de la fusion du suisse Novartis et de l’anglo-suédois Astra-Zeneca -, qui réalisera un chiffre d’affaires d’environ 8 milliards d’euros.
Monsanto, après avoir fusionné avec la grande firme pharmaceutique Pharmacia & Upjohn, ne s’occupe désormais plus que d’agriculture, avec un chiffre d’affaires de 5,49 milliards de dollars en 2000. Elle a cédé à Pharmacia son médicament phare anti-arthritique, le Celebrex, pour se spécialiser dans la production de produits phytosanitaires, de semences agricoles et, plus particulièrement, de semences génétiquement modifiées. Monsanto est maintenant le deuxième semencier mondial (après Pionneer), le deuxième phytosemencier après Syngenta et le numéro un en herbicides avec le Roundup, herbicide le plus vendu au monde (2,6 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2000, soit près de la moitié de celui du groupe). Son objectif est de faire accepter ses produits transgéniques en persuadant l’opinion qu’il vaut mieux consommer une plante génétiquement modifiée qu’une plante aspergée de pesticides (3). Pour faire sauter les derniers obstacles, cette stratégie se pare d’atours philanthropiques et écologiques.
Ne lésinant pas sur l’« éthique », Monsanto a ainsi adopté en janvier 2001 une nouvelle charte contenant cinq engagements : « dialogue », « transparence », « respect », « partage » et « bénéfices ». Selon le directeur général de Monsanto-France, M. Jean-Pierre Princen, les consommateurs européens - les plus réticents aux OGM - doivent comprendre qu’un organisme génétiquement modifié n’est rien d’autre qu’un organisme génétiquement amélioré. D’où la naissance du nouveau Monsanto, dit « projet M 2 » en langage interne : ses semences sont écologiques et bonnes pour la santé. Ceux qui en doutent sont simplement mal informés. Du passé faisons d’ailleurs table rase : qui se souvient que Monsanto produisait le défoliant, dit « agent orange », utilisé par les bombardiers américains pendant la guerre du Vietnam ?
Aujourd’hui, les équipes de la multinationale se réunissent à Hô Chi Minh-Ville pour y vendre leurs herbicides et pour y nouer des relations privilégiées avec les médias, les scientifiques et les membres du gouvernement vietnamien. Des Philippines à l’Argentine, il s’agit de disposer d’une latitude d’intervention sans limites : « Free to operate » (« carte blanche ») en jargon maison.
Un kit semence-herbicide
Pour la consommation externe, il conviendra donc de mettre en avant les vertus écologiques des OGM, dont le groupe commercialise deux variétés. Le gène Bt, d’abord, issu de la bactérie Bacillus thuringiensis, qui diffuse ses propres toxines insecticides, ce qui évite la vaporisation de pesticides supplémentaires : une récolte de coton dite « Bt », en subira seulement deux, au lieu de six à huit. Deuxième variété : le Roundup Ready, conçu pour résister à l’herbicide Roundup. L’agriculteur achète ainsi en kit à la fois la semence et l’herbicide ! Le Roundup est présenté par la firme comme un produit biodégradable, ce qui lui vaut un procès intenté par la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) de Lyon pour publicité mensongère.
Aux Etats-Unis, l’EPA estime que le volume annuel de glyphosate répandu se situe entre 20 et 24 millions de kilogrammes (4). Il est massivement utilisé pour la production de soja, de blé, de foin, dans les pâturages et les jachères. Depuis 1998, son utilisation a augmenté de quelque 20 % par an. Contenu dans le Roundup, il est l’herbicide le plus vendu au monde et rapporte chaque année à Monsanto environ 1,5 milliard de dollars. Le brevet a expiré en l’an 2000, mais la firme va conserver une partie du monopole grâce aux plantes génétiquement modifiées, conçues pour être tolérantes au glyphosate. En Bretagne, le glyphosate figure parmi les polluants importants et réguliers : jusqu’à 172 fois la norme en octobre 1999 dans l’Elorn, qui alimente en eau potable le tiers du Finistère, « ce qui prouve que le Roundup, dit biodégradable, est une imposture », explique le docteur Lylian Le Goff, membre de la mission biotechnologies de l’association France Nature Environnement. La pollution du sol, de l’eau et de l’eau de pluie, de l’ensemble de la chaîne alimentaire et de l’air par les pesticides est devenue un sérieux problème de santé publique que l’administration française a tardé à prendre en considération. D’où, pour le docteur Le Goff, « l’impérieuse nécessité d’appliquer le principe de précaution par une remise en cause de l’incitation à utiliser des pesticides, particulièrement lorsque celle-ci est encouragée par une publicité mensongère vantant l’innocuité et la biodégradabilité des produits à base de glyphosate ».
L’ingestion des pesticides par le consommateur serait nettement plus forte si les plantes génétiquement modifiées devaient se répandre, tant elles en sont imprégnées. Comme les dioxines, les pesticides - dont le glyphosate - ne sont pas biodégradables dans le corps humain, et ils constituent une pollution invisible (5). Leurs molécules cumulent des effets allergisants, neurotoxiques, cancérigènes, mutagènes et hormonaux en altérant la fertilité des mâles. Leurs propriétés sont comparables à celles des hormones femelles, les oestrogènes : globalement, ces actions hormonales seraient responsables d’une baisse de 50 % du taux de spermatozoïdes durant ces cinquante dernières années. Si ce déclin spermatique devait continuer, le clonage s’imposerait à l’espèce humaine vers 2060 !
Outre leurs prétendues vertus de biodégradabilité, les semences transgéniques compatibles avec le Roundup sont présentées par Monsanto comme « amies du climat » (climate friendly), puisque leur usage permettrait aux agriculteurs de réduire, voire de cesser tout labourage, permettant le stockage dans la terre de doses massives de gaz carbonique et de méthane, ce qui réduirait de 30 % les émissions du gaz carbonique des Etats-Unis. Reste à expliquer en quoi une mise en culture non transgénique serait moins efficace... Une seule certitude : les profits seraient moindres, notamment parce qu’une culture ordinaire se passerait de l’herbicide Round-up. La soudaine vocation écologique de Monsanto et le zèle de son « président pour le développement durable », M. Robert B. Horsch, convergent avec l’intérêt des vendeurs de droits à polluer, tels ces propriétaires terriens du Montana, d’ores et déjà rassemblés en une Coalition pour la vente de droits d’émission de gaz carbonique (6).
Si la phraséologie à usage externe du Nouveau Monsanto est centrée sur « la tolérance », « le respect » et « le dialogue », le vocabulaire stratégique se fait nettement plus cru en interne. La « philosophie » de la firme, telle qu’exposée par M. Ted Crosbie, directeur du programme de développement végétal, devant une assemblée de cadres de Monsanto-Amérique latine en janvier 2001, ne s’embarrasse pas de nuances : « Livrons en même temps le pipeline et l’avenir. » En clair, il s’agit d’inonder d’OGM les surfaces agricoles disponibles pour occuper le terrain - et de manière irréversible. L’Amérique latine est, de ce point de vue, « un environnement gagnant » : Monsanto évalue à 100 millions d’hectares les surfaces restant à « développer » dans le seul Brésil.
« Malheureusement, ce pays reste rétif aux OGM », regrettent M. Nha Hoang et ses collègues du groupe Monsanto chargés de la stratégie « free to operate » en Amérique latine : « C’est déjà le deuxième producteur mondial de soja transgénique, après les Etats-Unis, et ce sera sans doute bientôt le premier. C’est la plus grande puissance économique d’Amérique latine, mais c’est la seule où les plantations transgéniques n’ont pas encore reçu d’autorisation. Les juges ont pointé comme défectueux le processus d’agrément du soja transgénique Roundup Ready, au motif que les études d’impact environnemental appropriées n’avaient pas été menées, allant jusqu’à soutenir que l’agence existante de régulation des biotechnologies avait été constituée de manière illégale. » La régularisation du statut de l’agence en question, CTNBio, attend la ratification du Congrès brésilien... Objectif : déboucher le « pipeline » du soja transgénique pour entraîner d’autres autorisations de mise sur le marché : maïs Yieldgard, coton Bollgard et coton Roundup Ready en 2002 ; maïs Roundup Ready en 2003 ; soja insecticide Bt en 2005. En attendant, Monsanto investit 550 millions de dollars dans la construction d’une usine de production de son herbicide Roundup, dans le nord-est de l’Etat de Bahia.
La stratégie de la multinationale est centrée sur la biotech acceptance : faire accepter les OGM par la société, puis - ou concomitamment - inonder les marchés. Cela passe par de vastes campagnes de matraquage publicitaire. Aux Etats-Unis, les spots télévisés sont directement achetés par l’organe de propagande des entreprises du secteur, le Council for Biotechnology Information. Monsanto est cofondatrice de cet organisme qui centralise les informations relatives aux « bienfaits des biotech » : « La télévision est un outil puissant pour faire accepter les biotech. Alors surveillez les spots publicitaires et faites-les voir à votre famille et à vos amis », encourage M. Tom Helscher, directeur des programmes de biotechnology acceptance au siège de Monsanto, à Crève-Coeur (Missouri). Il s’agit notamment de rassurer les agriculteurs américains qui, notamment pour leurs marchés extérieurs, hésitent à acheter des semences génétiquement modifiées.
Si, aux Etats-Unis, Aventis Crop Science, BASF, Dow Chemical, DuPont, Monsanto, Novartis, Zeneca Ag Products ont lancé des campagnes de propagande, ces firmes hésitent encore à en faire autant en Europe... Au Royaume-Uni, l’équipe de commerciaux de chez Monsanto se félicite des résultats de son programme de « plaidoyer pour les biotechnologies ». Après une formation assurée par l’entreprise, il permet à ses commerciaux de s’autoproclamer « experts » en la matière, et d’aller ensuite vanter les mérites des produits transgéniques auprès des agriculteurs et dans les écoles. « Il n’y a rien de tel que trop de communication », se félicite M. Stephen Wilridge, directeur de Monsanto-Europe du Nord.
Le système éducatif constitue évidemment un enjeu stratégique pour la conquête des esprits. Le programme Biotechnology Challenge 2000, partiellement financé par Monsanto, a vu 33 % des élèves des lycées irlandais produire des rapports sur le rôle des biotechnologies dans la production alimentaire. Mobilisé pour distribuer prix et trophées, le commissaire européen chargé de la protection de la santé des consommateurs, M. David Byrne en personne, n’a « aucun doute sur le fait qu’il existe un lien entre les réticences des consommateurs vis-à-vis des biotechnologies et le manque sérieux d’information sur le sujet ». En 2001, le directeur de Monsanto-Irlande, M. Patrick O’Reilly, espère une plus vaste participation, car « ces étudiants sont les consommateurs éclairés et les décideurs de demain ».
La multinationale apprend à décrypter, voire à recycler les messages et les attentes de la société. Depuis quelques mois, Monsanto oscille entre des velléités de dialogue et un rejet viscéral des principales organisations non gouvernementales contestant les vertus supposées des OGM. A commencer par Greenpeace, qualifiée de « criminelle contre l’humanité » par l’inventeur suisse du riz doré, M. Ingo Potrykus, employé de Syngenta. Le riz doré est un riz transgénique enrichi en béta-carotène (vitamine A), donc un OGM de la deuxième génération, dit « alicament » parce qu’à prétention médicinale en sus de sa vocation alimentaire.
Premier riz thérapeutique de l’histoire de l’agriculture, il est très attendu par les grandes firmes biotechnologiques : avec lui, les derniers sceptiques ne douteront plus désormais du caractère fondamentalement vertueux du projet OGM. La vitamine A, intégrée par transgenèse, sera, au bout du compte, le promoteur moral de l’alimentation transgénique mondiale : qui s’aventurera encore à en critiquer les mérites, alors que tant d’enfants du tiers-monde sont frappés de cécité par carence en béta-carotène ? Qui osera désormais douter que la vocation du commerce de semences transgéniques ne soit véritablement nourricière, écologique et humanitaire ?
Reste que l’efficacité du riz doré auprès des populations concernées est sujette à caution : Greenpeace et d’autres le démontrent par l’absurde, arguant notamment, microgrammes à l’appui, que pour ingérer une dose quotidienne suffisante de vitamine A un enfant du tiers-monde devrait accomplir un tour de force : absorber 3,7 kilogrammes de riz doré bouilli par jour, plutôt que deux carottes, une mangue et un bol de riz. Réaction publique de M. Potrykus, lors d’une conférence de presse à Biovision, le « Davos » des biotechnologies, tenue à Lyon en février 2001 : « Si votre intention est de détruire les essais en plein champ de riz doré à but humanitaire, vous serez accusé de contribuer à un crime contre l’humanité. Vos actions seront méticuleusement consignées et vous aurez, je le souhaite, l’occasion de répondre de vos actes illégaux et immoraux devant un tribunal international. »
Contestation démoniaque
Criminels contre l’humanité, donc, tous ceux qui doutent et contestent, voire « démons de la Terre » (Fiends of the Earth), jeu de mots sur la dénomination anglaise des Amis de la Terre (Friends of the Earth) et nom de domaine d’un site Internet fort prisé du personnel de Monsanto. La contestation politique étant d’essence « démoniaque », le « dialogue » ne peut que tourner court. Pourtant, le nouveau Monsanto ne s’engage-t-il pas, dans sa charte déontologique, « à instaurer un dialogue permanent avec tous les acteurs concernés, afin de mieux comprendre les questions soulevées par les biotechnologies, ainsi que les préoccupations qu’elles suscitent » ?
Derrière cette apparente sollicitude, c’est une stratégie commerciale sans fard qui se met en place, celle de la double conformité : conformité a posteriori de l’image des produits OGM avec les attentes des consommateurs ; conformité des esprits, via le bourrage de crâne publicitaire et la communication intensive. Car si le seul et unique but de Monsanto est de faire passer son projet biopolitique mondial, le nouveau Monsanto a besoin d’afficher une éthique, forcément à géométrie variable puisque c’est la multinationale elle-même qui en fixe les règles. A cette fin, la société a confié à Wirthlin Worldwide, spécialiste mondial de la communication d’entreprise, le soin de « trouver les mécanismes et les outils qui aident Monsanto à persuader les consommateurs par la raison et les motiver par l’émotion ».
Ce sondage des esprits - baptisé « projet Vista » - est basé sur « la détection des systèmes de valeurs des consommateurs ». Il s’agit, à partir des données collectées, d’élaborer « une cartographie des modes de pensée, avec quatre niveaux (...) : les idées toutes faites, les faits, les sentiments et les valeurs. Aux Etats-Unis, les résultats de cette étude ont conduit à élaborer les messages qui percutent auprès du grand public, à savoir l’importance de l’argument en faveur des biotech : moins de pesticides dans vos assiettes ». En France, les employés de Monsanto ont été soumis à cette enquête lors d’un entretien confidentiel censé leur permettre d’exprimer librement ce qu’ils pensent des biotechnologies, « en bien ou en mal », l’objectif étant de former « des porte-parole qui utiliseront les messages définis pour le grand public ».
L’accès au matériel génétique, aussi bien qu’aux marchés, en bénéficiant d’une totale liberté de manoeuvre, est une double priorité définie par le concept « free to operate ». La mise au point d’un OGM coûte entre 200 et 400 millions de dollars, et prend entre sept et dix ans. En contrepartie de ce lourd investissement, la multinationale se doit d’obtenir une rente, assurée par la dépendance à l’égard du brevet déposé sur la plante. Pour pouvoir resemer d’une année sur l’autre, il faudra payer chaque fois des royalties à l’entreprise. Toute variété comportant un organisme génétiquement modifié sera protégée par ce brevet, ce qui, pour l’agriculteur, impliquera l’achat d’une licence. Le risque, à (court) terme, est bien de donner aux grandes firmes semencières la possibilité de bloquer tout le système, en monopolisant le patrimoine génétique mondial et en créant une situation irréversible : l’agriculteur ne pourra plus récupérer ce patrimoine pour redevenir sélectionneur lui-même.
Voilà qui pouvait poser problème à Monsanto, aux termes de sa propre charte, qui l’engage à « faire bénéficier les agriculteurs sans ressources du tiers-monde de la connaissance et des avantages de toutes les formes d’agriculture, afin de contribuer à améliorer la sécurité alimentaire et la protection de l’environnement ». D’où le généreux octroi du brevet sur la patate douce transgénique à l’Afrique du Sud, dans l’espoir d’une plus vaste implantation sur le continent noir : « En Afrique, nous pourrions patiemment élargir nos positions avec le Yield Gard, voire avec le maïs Roundup Ready. Parallèlement, nous devrions envisager d’abaisser ou de supprimer les droits sur nos technologies adaptées aux cultures locales, comme la patate douce ou le manioc. »
Une stratégie à double détente, affichant des intentions généreuses, afin de prendre pied sur les marchés les moins demandeurs, voire les moins solvables, mais potentiellement dépendants. Une démarche voisine de celle de l’implantation du riz doré de Syngenta en Thaïlande (dont la mise à disposition gratuite a nécessité la levée de quelque 70 brevets), ou de la vache à lait indienne dopée au Posilac de Monsanto, hormone interdite dans l’Union européenne, en vue de conquérir des marchés locaux peu portés sur les biotechnologies.
Risques de pollution génétique
Inversement, Monsanto a récemment fait condamner M. Percy Schmeiser, fermier canadien, à une amende de 72 800 F pour « piratage » de colza transgénique. L’intéressé a contre-attaqué en accusant Monsanto d’avoir accidentellement pollué ses champs de colza traditionnel avec son colza transgénique tolérant au Roundup. La justice est-elle en mesure d’établir l’origine d’une pollution génétique ? Ce cas, qui risque de se reproduire, montre la difficulté de contenir les disséminations accidentelles d’OGM. En France, celles-ci sont soumises à la loi du silence. Au mois de mars 2000, plusieurs lots de semences conventionnelles de colza de printemps de la société Advanta ont été semés en Europe, alors qu’ils étaient contaminés par des semences OGM d’une autre société. Les plants concernés ont été détruits. En août 2000, des variétés de colza d’hiver, contrôlées par la DGCCRF, se révélèrent être contaminées par des semences OGM. Or aucun OGM de colza n’est encore autorisé à la culture ou à la consommation en France.
D’ores et déjà, la traçabilité montre ses failles. Les contaminations fortuites deviennent très fréquentes. Un responsable sanitaire de Lombardie a récemment annoncé la présence d’OGM dans des lots de semences de soja et de maïs de Monsanto. Des OGM ont été repérés dans des stocks de semences de maïs entreposés à Lodi, près de Milan. La pression va monter en Europe, le soja importé - d’ores et déjà massivement transgénique - venant remplacer les farines animales désormais interdites.
Dès lors, l’objectif des firmes produisant des semences transgéniques n’est-il pas de voir disparaître la filière sans OGM, en tablant sur l’importance des coûts de contrôle qu’elle implique ? Il est probable que, dans les années à venir, les agriculteurs auront de plus en plus de difficultés à se procurer des semences issues de cette filière. La recherche mondiale s’orientant vers les semences transgéniques, il n’est pas impensable que les variétés non OGM finiront par être inadaptées à l’évolution des techniques agricoles, voire obsolètes.
On peut s’interroger sur la « transparence » affichée par Monsanto. Le consommateur est tributaire des informations fournies par l’entreprise. Chaque construction génétique est considérée comme un brevet, et il n’existe aucune obligation légale, pour une société, de fournir le test aux laboratoires privés permettant de réaliser des analyses de contrôle. En France, la description d’une construction génétique est déposée auprès de la DGCCRF qui, seule, peut réaliser des analyses. Comme elle n’est pas habilitée à le faire à titre commercial, elle ne peut donc pas être saisie à cette fin par des consommateurs ou industriels.
Le consommateur devra se contenter de savoir que l’entreprise ne commercialise ses semences qu’une fois autorisées pour l’alimentation humaine, et qu’elle s’est engagée à « respecter les préoccupations d’ordre religieux, culturel et éthique dans le monde en n’utilisant pas de gènes issus de l’homme ou de l’animal dans [ses] produits agricoles destinés à l’alimentation humaine ou animale ». La nomination récente à la direction de l’EPA américaine d’une ancienne cadre de la firme, Mme Linda Fischer, donne à penser que non seulement le nouveau Monsanto n’est pas hors la loi, mais qu’il veut la faire.
Source: Le Monde Diplomatique, Agnès Sinaï, Juillet 2001
(1) Lire Jean-Pierre Berlan et Richard C. Lewontin, « La menace du complexe génético-industriel », Le Monde diplomatique, décembre 1998.
(2) Le risque de dissémination non contrôlée a été l’un des motifs invoqués par M. José Bové et deux autres paysans pour justifier la destruction de plants de riz transgénique dans la serre du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), à Montpellier, en 1999. Condamnés à des peines de prison avec sursis le 15 mars dernier, les trois militants ont fait appel de cette décision.
(3) Les Editions de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) ont publié une bande dessinée (La Reine rouge, textes et illustrations de Violette Le Quéré Cady, Paris, 1999) dont la lecture et l’utilisation seraient, dit-on, recommandées aux personnels de Monsanto. Il s’agit, au nom des dangers des insecticides, d’un plaidoyer pour les OGM.
(4) Chiffres cités par Caroline Cox, « Glyphosate », Journal of Pesticide Reform, automne 1998, vol. 18, n° 3, édité par la Northwest Coalition for Alternatives to Pesticides.
(5) Lire à ce sujet l’ouvrage de Mohammed Larbi Bouguerra, La Pollution invisible, PUF, Paris, 1997.
(6) http://www.carbonoffset.org
Agnès Sinaï
Le Monde Diplomatique, Juillet 2001
Habituées à dicter leur loi aux gouvernements, les sociétés transnationales doivent maintenant compter avec un éveil civique susceptible de contrecarrer leurs projets. D’où la prolifération des « codes de bonne conduite » et autres « chartes éthiques » dont elles se dotent pour occulter ce qui reste leur unique objectif : garder les mains libres à l’échelle planétaire en vue de créer toujours plus de « valeur » pour l’actionnaire.
C’est dans le secteur de l’agrochimie qu’elles rencontrent le plus d’obstacles : les organismes génétiquement modifiés (OGM) ne « passent » pas dans l’opinion, tout particulièrement en Europe, aucune étude scientifique n’ayant pu conclure ni à leur innocuité ni à l’absence de risques pour la biodiversité liés à leur dissémination accidentelle, ni même se prononcer sur leurs prétendus bienfaits.
Les grandes firmes du domaine, en premier lieu Monsanto, ont donc déployé une stratégie de contournement. Il ne s’agit pas de prouver que leurs produits ne présentent aucun danger, mais de les promouvoir comme autant de remèdes aux problèmes de malnutrition et de santé publique du tiers-monde et, surtout, comme une solution de rechange à un péril, certes bien réel, celui des pesticides. avec des campagnes publicitaires minutieusement élaborées et massivement financées, elles espèrent bien « retourner » les esprits récalcitrants.
Par Agnès Sinaï
Etat d’urgence à Monsanto : après une alerte à la bombe sur son site français de Peyrehorade, dans le département des Landes, le numéro deux mondial des semences agricoles lance sur son réseau Intranet un protocole de sécurité en cas d’attaque cybernétique ou physique de ses employés. Ces derniers sont sommés de signaler tout comportement suspect, tout appel téléphonique non identifié et toute personne non badgée, ainsi que de fermer à clé toutes les portes, de verrouiller l’accès aux écrans d’ordinateur par des mots de passe et de ne pas utiliser de modem connecté à l’extérieur. Quant aux entretiens avec des journalistes, ils sont interdits sauf aux personnes expressément mandatées. Cette culture du secret n’est, du reste, pas complètement étrangère à l’actuelle directrice de la communication de Monsanto-France, Mme Armelle de Kerros, une ancienne de la Compagnie générale des matières atomiques (Cogema). Ce qui n’empêche pas Monsanto d’afficher une volonté de « transparence »...
Depuis le scandale de Terminator, première plante tueuse de l’histoire de l’agriculture (1), l’entreprise est partagée entre paranoïa défensive et agressivité. Les ennuis commencèrent lorsqu’elle racheta la firme Delta & Pine Land pour la somme de 1,8 milliard de dollars. Monsanto récupérait à cette occasion un brevet qui permettait un « verrouillage » des semences grâce à une ingénierie génétique inhibant leur repousse d’une année sur l’autre, ce qui conduisit l’organisation RAFI (The Rural Advancement Foundation International) à surnommer « Terminator » cette technique de stérilisation. Devant le tollé international qu’elle provoqua, le président de Monsanto, M. Bob Shapiro, annonça le retrait du produit, avant de donner sa démission.
Depuis lors, la multinationale a abandonné son slogan d’autrefois - « Nutrition, santé, avenir » - et elle cherche à se reconstituer une notoriété. Produire des OGM (on parle pudiquement de biotechnologies) est, en effet, une entreprise à hauts risques, aussi bien en termes d’image que d’investissements. Sans parler des accidents biologiques possibles : menaces sur la biodiversité et apparition d’insectes mutants, résistants aux insecticides incorporés dans les plantes transgéniques (2). Aux Etats-Unis, l’Agence de protection de l’environnement (EPA) a d’ores et déjà encouragé les agriculteurs à consacrer au moins 20 % de leurs terres à des plantations conventionnelles afin que des insectes non résistants au transgène Bacillus thuringiensis puissent se développer.
Autant d’aléas qui expliquent que, dans la valse des fusions-acquisitions et des restructurations, l’agrochimie, qui comprend les biotechnologies végétales (c’est-à-dire les OGM), soit systématiquement isolée des autres secteurs, de manière à compartimenter le risque transgénique. C’est dans cette logique qu’Aventis cherche à se désengager de CropScience, sa branche agrochimique. La firme avait en effet commercialisé le maïs transgénique Starlink, susceptible de provoquer des allergies chez les humains. Bien qu’il fût exclusivement destiné à l’alimentation animale, ce maïs s’était massivement retrouvé dans les chips et les corn-flakes des consommateurs américains, ainsi que dans les gâteaux de la marque Homemade Baking vendus au Japon. C’est également dans ce contexte qu’est né, en octobre 2000, le premier groupe mondial d’agrochimie, Syngenta - résultat de la fusion du suisse Novartis et de l’anglo-suédois Astra-Zeneca -, qui réalisera un chiffre d’affaires d’environ 8 milliards d’euros.
Monsanto, après avoir fusionné avec la grande firme pharmaceutique Pharmacia & Upjohn, ne s’occupe désormais plus que d’agriculture, avec un chiffre d’affaires de 5,49 milliards de dollars en 2000. Elle a cédé à Pharmacia son médicament phare anti-arthritique, le Celebrex, pour se spécialiser dans la production de produits phytosanitaires, de semences agricoles et, plus particulièrement, de semences génétiquement modifiées. Monsanto est maintenant le deuxième semencier mondial (après Pionneer), le deuxième phytosemencier après Syngenta et le numéro un en herbicides avec le Roundup, herbicide le plus vendu au monde (2,6 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2000, soit près de la moitié de celui du groupe). Son objectif est de faire accepter ses produits transgéniques en persuadant l’opinion qu’il vaut mieux consommer une plante génétiquement modifiée qu’une plante aspergée de pesticides (3). Pour faire sauter les derniers obstacles, cette stratégie se pare d’atours philanthropiques et écologiques.
Ne lésinant pas sur l’« éthique », Monsanto a ainsi adopté en janvier 2001 une nouvelle charte contenant cinq engagements : « dialogue », « transparence », « respect », « partage » et « bénéfices ». Selon le directeur général de Monsanto-France, M. Jean-Pierre Princen, les consommateurs européens - les plus réticents aux OGM - doivent comprendre qu’un organisme génétiquement modifié n’est rien d’autre qu’un organisme génétiquement amélioré. D’où la naissance du nouveau Monsanto, dit « projet M 2 » en langage interne : ses semences sont écologiques et bonnes pour la santé. Ceux qui en doutent sont simplement mal informés. Du passé faisons d’ailleurs table rase : qui se souvient que Monsanto produisait le défoliant, dit « agent orange », utilisé par les bombardiers américains pendant la guerre du Vietnam ?
Aujourd’hui, les équipes de la multinationale se réunissent à Hô Chi Minh-Ville pour y vendre leurs herbicides et pour y nouer des relations privilégiées avec les médias, les scientifiques et les membres du gouvernement vietnamien. Des Philippines à l’Argentine, il s’agit de disposer d’une latitude d’intervention sans limites : « Free to operate » (« carte blanche ») en jargon maison.
Un kit semence-herbicide
Pour la consommation externe, il conviendra donc de mettre en avant les vertus écologiques des OGM, dont le groupe commercialise deux variétés. Le gène Bt, d’abord, issu de la bactérie Bacillus thuringiensis, qui diffuse ses propres toxines insecticides, ce qui évite la vaporisation de pesticides supplémentaires : une récolte de coton dite « Bt », en subira seulement deux, au lieu de six à huit. Deuxième variété : le Roundup Ready, conçu pour résister à l’herbicide Roundup. L’agriculteur achète ainsi en kit à la fois la semence et l’herbicide ! Le Roundup est présenté par la firme comme un produit biodégradable, ce qui lui vaut un procès intenté par la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) de Lyon pour publicité mensongère.
Aux Etats-Unis, l’EPA estime que le volume annuel de glyphosate répandu se situe entre 20 et 24 millions de kilogrammes (4). Il est massivement utilisé pour la production de soja, de blé, de foin, dans les pâturages et les jachères. Depuis 1998, son utilisation a augmenté de quelque 20 % par an. Contenu dans le Roundup, il est l’herbicide le plus vendu au monde et rapporte chaque année à Monsanto environ 1,5 milliard de dollars. Le brevet a expiré en l’an 2000, mais la firme va conserver une partie du monopole grâce aux plantes génétiquement modifiées, conçues pour être tolérantes au glyphosate. En Bretagne, le glyphosate figure parmi les polluants importants et réguliers : jusqu’à 172 fois la norme en octobre 1999 dans l’Elorn, qui alimente en eau potable le tiers du Finistère, « ce qui prouve que le Roundup, dit biodégradable, est une imposture », explique le docteur Lylian Le Goff, membre de la mission biotechnologies de l’association France Nature Environnement. La pollution du sol, de l’eau et de l’eau de pluie, de l’ensemble de la chaîne alimentaire et de l’air par les pesticides est devenue un sérieux problème de santé publique que l’administration française a tardé à prendre en considération. D’où, pour le docteur Le Goff, « l’impérieuse nécessité d’appliquer le principe de précaution par une remise en cause de l’incitation à utiliser des pesticides, particulièrement lorsque celle-ci est encouragée par une publicité mensongère vantant l’innocuité et la biodégradabilité des produits à base de glyphosate ».
L’ingestion des pesticides par le consommateur serait nettement plus forte si les plantes génétiquement modifiées devaient se répandre, tant elles en sont imprégnées. Comme les dioxines, les pesticides - dont le glyphosate - ne sont pas biodégradables dans le corps humain, et ils constituent une pollution invisible (5). Leurs molécules cumulent des effets allergisants, neurotoxiques, cancérigènes, mutagènes et hormonaux en altérant la fertilité des mâles. Leurs propriétés sont comparables à celles des hormones femelles, les oestrogènes : globalement, ces actions hormonales seraient responsables d’une baisse de 50 % du taux de spermatozoïdes durant ces cinquante dernières années. Si ce déclin spermatique devait continuer, le clonage s’imposerait à l’espèce humaine vers 2060 !
Outre leurs prétendues vertus de biodégradabilité, les semences transgéniques compatibles avec le Roundup sont présentées par Monsanto comme « amies du climat » (climate friendly), puisque leur usage permettrait aux agriculteurs de réduire, voire de cesser tout labourage, permettant le stockage dans la terre de doses massives de gaz carbonique et de méthane, ce qui réduirait de 30 % les émissions du gaz carbonique des Etats-Unis. Reste à expliquer en quoi une mise en culture non transgénique serait moins efficace... Une seule certitude : les profits seraient moindres, notamment parce qu’une culture ordinaire se passerait de l’herbicide Round-up. La soudaine vocation écologique de Monsanto et le zèle de son « président pour le développement durable », M. Robert B. Horsch, convergent avec l’intérêt des vendeurs de droits à polluer, tels ces propriétaires terriens du Montana, d’ores et déjà rassemblés en une Coalition pour la vente de droits d’émission de gaz carbonique (6).
Si la phraséologie à usage externe du Nouveau Monsanto est centrée sur « la tolérance », « le respect » et « le dialogue », le vocabulaire stratégique se fait nettement plus cru en interne. La « philosophie » de la firme, telle qu’exposée par M. Ted Crosbie, directeur du programme de développement végétal, devant une assemblée de cadres de Monsanto-Amérique latine en janvier 2001, ne s’embarrasse pas de nuances : « Livrons en même temps le pipeline et l’avenir. » En clair, il s’agit d’inonder d’OGM les surfaces agricoles disponibles pour occuper le terrain - et de manière irréversible. L’Amérique latine est, de ce point de vue, « un environnement gagnant » : Monsanto évalue à 100 millions d’hectares les surfaces restant à « développer » dans le seul Brésil.
« Malheureusement, ce pays reste rétif aux OGM », regrettent M. Nha Hoang et ses collègues du groupe Monsanto chargés de la stratégie « free to operate » en Amérique latine : « C’est déjà le deuxième producteur mondial de soja transgénique, après les Etats-Unis, et ce sera sans doute bientôt le premier. C’est la plus grande puissance économique d’Amérique latine, mais c’est la seule où les plantations transgéniques n’ont pas encore reçu d’autorisation. Les juges ont pointé comme défectueux le processus d’agrément du soja transgénique Roundup Ready, au motif que les études d’impact environnemental appropriées n’avaient pas été menées, allant jusqu’à soutenir que l’agence existante de régulation des biotechnologies avait été constituée de manière illégale. » La régularisation du statut de l’agence en question, CTNBio, attend la ratification du Congrès brésilien... Objectif : déboucher le « pipeline » du soja transgénique pour entraîner d’autres autorisations de mise sur le marché : maïs Yieldgard, coton Bollgard et coton Roundup Ready en 2002 ; maïs Roundup Ready en 2003 ; soja insecticide Bt en 2005. En attendant, Monsanto investit 550 millions de dollars dans la construction d’une usine de production de son herbicide Roundup, dans le nord-est de l’Etat de Bahia.
La stratégie de la multinationale est centrée sur la biotech acceptance : faire accepter les OGM par la société, puis - ou concomitamment - inonder les marchés. Cela passe par de vastes campagnes de matraquage publicitaire. Aux Etats-Unis, les spots télévisés sont directement achetés par l’organe de propagande des entreprises du secteur, le Council for Biotechnology Information. Monsanto est cofondatrice de cet organisme qui centralise les informations relatives aux « bienfaits des biotech » : « La télévision est un outil puissant pour faire accepter les biotech. Alors surveillez les spots publicitaires et faites-les voir à votre famille et à vos amis », encourage M. Tom Helscher, directeur des programmes de biotechnology acceptance au siège de Monsanto, à Crève-Coeur (Missouri). Il s’agit notamment de rassurer les agriculteurs américains qui, notamment pour leurs marchés extérieurs, hésitent à acheter des semences génétiquement modifiées.
Si, aux Etats-Unis, Aventis Crop Science, BASF, Dow Chemical, DuPont, Monsanto, Novartis, Zeneca Ag Products ont lancé des campagnes de propagande, ces firmes hésitent encore à en faire autant en Europe... Au Royaume-Uni, l’équipe de commerciaux de chez Monsanto se félicite des résultats de son programme de « plaidoyer pour les biotechnologies ». Après une formation assurée par l’entreprise, il permet à ses commerciaux de s’autoproclamer « experts » en la matière, et d’aller ensuite vanter les mérites des produits transgéniques auprès des agriculteurs et dans les écoles. « Il n’y a rien de tel que trop de communication », se félicite M. Stephen Wilridge, directeur de Monsanto-Europe du Nord.
Le système éducatif constitue évidemment un enjeu stratégique pour la conquête des esprits. Le programme Biotechnology Challenge 2000, partiellement financé par Monsanto, a vu 33 % des élèves des lycées irlandais produire des rapports sur le rôle des biotechnologies dans la production alimentaire. Mobilisé pour distribuer prix et trophées, le commissaire européen chargé de la protection de la santé des consommateurs, M. David Byrne en personne, n’a « aucun doute sur le fait qu’il existe un lien entre les réticences des consommateurs vis-à-vis des biotechnologies et le manque sérieux d’information sur le sujet ». En 2001, le directeur de Monsanto-Irlande, M. Patrick O’Reilly, espère une plus vaste participation, car « ces étudiants sont les consommateurs éclairés et les décideurs de demain ».
La multinationale apprend à décrypter, voire à recycler les messages et les attentes de la société. Depuis quelques mois, Monsanto oscille entre des velléités de dialogue et un rejet viscéral des principales organisations non gouvernementales contestant les vertus supposées des OGM. A commencer par Greenpeace, qualifiée de « criminelle contre l’humanité » par l’inventeur suisse du riz doré, M. Ingo Potrykus, employé de Syngenta. Le riz doré est un riz transgénique enrichi en béta-carotène (vitamine A), donc un OGM de la deuxième génération, dit « alicament » parce qu’à prétention médicinale en sus de sa vocation alimentaire.
Premier riz thérapeutique de l’histoire de l’agriculture, il est très attendu par les grandes firmes biotechnologiques : avec lui, les derniers sceptiques ne douteront plus désormais du caractère fondamentalement vertueux du projet OGM. La vitamine A, intégrée par transgenèse, sera, au bout du compte, le promoteur moral de l’alimentation transgénique mondiale : qui s’aventurera encore à en critiquer les mérites, alors que tant d’enfants du tiers-monde sont frappés de cécité par carence en béta-carotène ? Qui osera désormais douter que la vocation du commerce de semences transgéniques ne soit véritablement nourricière, écologique et humanitaire ?
Reste que l’efficacité du riz doré auprès des populations concernées est sujette à caution : Greenpeace et d’autres le démontrent par l’absurde, arguant notamment, microgrammes à l’appui, que pour ingérer une dose quotidienne suffisante de vitamine A un enfant du tiers-monde devrait accomplir un tour de force : absorber 3,7 kilogrammes de riz doré bouilli par jour, plutôt que deux carottes, une mangue et un bol de riz. Réaction publique de M. Potrykus, lors d’une conférence de presse à Biovision, le « Davos » des biotechnologies, tenue à Lyon en février 2001 : « Si votre intention est de détruire les essais en plein champ de riz doré à but humanitaire, vous serez accusé de contribuer à un crime contre l’humanité. Vos actions seront méticuleusement consignées et vous aurez, je le souhaite, l’occasion de répondre de vos actes illégaux et immoraux devant un tribunal international. »
Contestation démoniaque
Criminels contre l’humanité, donc, tous ceux qui doutent et contestent, voire « démons de la Terre » (Fiends of the Earth), jeu de mots sur la dénomination anglaise des Amis de la Terre (Friends of the Earth) et nom de domaine d’un site Internet fort prisé du personnel de Monsanto. La contestation politique étant d’essence « démoniaque », le « dialogue » ne peut que tourner court. Pourtant, le nouveau Monsanto ne s’engage-t-il pas, dans sa charte déontologique, « à instaurer un dialogue permanent avec tous les acteurs concernés, afin de mieux comprendre les questions soulevées par les biotechnologies, ainsi que les préoccupations qu’elles suscitent » ?
Derrière cette apparente sollicitude, c’est une stratégie commerciale sans fard qui se met en place, celle de la double conformité : conformité a posteriori de l’image des produits OGM avec les attentes des consommateurs ; conformité des esprits, via le bourrage de crâne publicitaire et la communication intensive. Car si le seul et unique but de Monsanto est de faire passer son projet biopolitique mondial, le nouveau Monsanto a besoin d’afficher une éthique, forcément à géométrie variable puisque c’est la multinationale elle-même qui en fixe les règles. A cette fin, la société a confié à Wirthlin Worldwide, spécialiste mondial de la communication d’entreprise, le soin de « trouver les mécanismes et les outils qui aident Monsanto à persuader les consommateurs par la raison et les motiver par l’émotion ».
Ce sondage des esprits - baptisé « projet Vista » - est basé sur « la détection des systèmes de valeurs des consommateurs ». Il s’agit, à partir des données collectées, d’élaborer « une cartographie des modes de pensée, avec quatre niveaux (...) : les idées toutes faites, les faits, les sentiments et les valeurs. Aux Etats-Unis, les résultats de cette étude ont conduit à élaborer les messages qui percutent auprès du grand public, à savoir l’importance de l’argument en faveur des biotech : moins de pesticides dans vos assiettes ». En France, les employés de Monsanto ont été soumis à cette enquête lors d’un entretien confidentiel censé leur permettre d’exprimer librement ce qu’ils pensent des biotechnologies, « en bien ou en mal », l’objectif étant de former « des porte-parole qui utiliseront les messages définis pour le grand public ».
L’accès au matériel génétique, aussi bien qu’aux marchés, en bénéficiant d’une totale liberté de manoeuvre, est une double priorité définie par le concept « free to operate ». La mise au point d’un OGM coûte entre 200 et 400 millions de dollars, et prend entre sept et dix ans. En contrepartie de ce lourd investissement, la multinationale se doit d’obtenir une rente, assurée par la dépendance à l’égard du brevet déposé sur la plante. Pour pouvoir resemer d’une année sur l’autre, il faudra payer chaque fois des royalties à l’entreprise. Toute variété comportant un organisme génétiquement modifié sera protégée par ce brevet, ce qui, pour l’agriculteur, impliquera l’achat d’une licence. Le risque, à (court) terme, est bien de donner aux grandes firmes semencières la possibilité de bloquer tout le système, en monopolisant le patrimoine génétique mondial et en créant une situation irréversible : l’agriculteur ne pourra plus récupérer ce patrimoine pour redevenir sélectionneur lui-même.
Voilà qui pouvait poser problème à Monsanto, aux termes de sa propre charte, qui l’engage à « faire bénéficier les agriculteurs sans ressources du tiers-monde de la connaissance et des avantages de toutes les formes d’agriculture, afin de contribuer à améliorer la sécurité alimentaire et la protection de l’environnement ». D’où le généreux octroi du brevet sur la patate douce transgénique à l’Afrique du Sud, dans l’espoir d’une plus vaste implantation sur le continent noir : « En Afrique, nous pourrions patiemment élargir nos positions avec le Yield Gard, voire avec le maïs Roundup Ready. Parallèlement, nous devrions envisager d’abaisser ou de supprimer les droits sur nos technologies adaptées aux cultures locales, comme la patate douce ou le manioc. »
Une stratégie à double détente, affichant des intentions généreuses, afin de prendre pied sur les marchés les moins demandeurs, voire les moins solvables, mais potentiellement dépendants. Une démarche voisine de celle de l’implantation du riz doré de Syngenta en Thaïlande (dont la mise à disposition gratuite a nécessité la levée de quelque 70 brevets), ou de la vache à lait indienne dopée au Posilac de Monsanto, hormone interdite dans l’Union européenne, en vue de conquérir des marchés locaux peu portés sur les biotechnologies.
Risques de pollution génétique
Inversement, Monsanto a récemment fait condamner M. Percy Schmeiser, fermier canadien, à une amende de 72 800 F pour « piratage » de colza transgénique. L’intéressé a contre-attaqué en accusant Monsanto d’avoir accidentellement pollué ses champs de colza traditionnel avec son colza transgénique tolérant au Roundup. La justice est-elle en mesure d’établir l’origine d’une pollution génétique ? Ce cas, qui risque de se reproduire, montre la difficulté de contenir les disséminations accidentelles d’OGM. En France, celles-ci sont soumises à la loi du silence. Au mois de mars 2000, plusieurs lots de semences conventionnelles de colza de printemps de la société Advanta ont été semés en Europe, alors qu’ils étaient contaminés par des semences OGM d’une autre société. Les plants concernés ont été détruits. En août 2000, des variétés de colza d’hiver, contrôlées par la DGCCRF, se révélèrent être contaminées par des semences OGM. Or aucun OGM de colza n’est encore autorisé à la culture ou à la consommation en France.
D’ores et déjà, la traçabilité montre ses failles. Les contaminations fortuites deviennent très fréquentes. Un responsable sanitaire de Lombardie a récemment annoncé la présence d’OGM dans des lots de semences de soja et de maïs de Monsanto. Des OGM ont été repérés dans des stocks de semences de maïs entreposés à Lodi, près de Milan. La pression va monter en Europe, le soja importé - d’ores et déjà massivement transgénique - venant remplacer les farines animales désormais interdites.
Dès lors, l’objectif des firmes produisant des semences transgéniques n’est-il pas de voir disparaître la filière sans OGM, en tablant sur l’importance des coûts de contrôle qu’elle implique ? Il est probable que, dans les années à venir, les agriculteurs auront de plus en plus de difficultés à se procurer des semences issues de cette filière. La recherche mondiale s’orientant vers les semences transgéniques, il n’est pas impensable que les variétés non OGM finiront par être inadaptées à l’évolution des techniques agricoles, voire obsolètes.
On peut s’interroger sur la « transparence » affichée par Monsanto. Le consommateur est tributaire des informations fournies par l’entreprise. Chaque construction génétique est considérée comme un brevet, et il n’existe aucune obligation légale, pour une société, de fournir le test aux laboratoires privés permettant de réaliser des analyses de contrôle. En France, la description d’une construction génétique est déposée auprès de la DGCCRF qui, seule, peut réaliser des analyses. Comme elle n’est pas habilitée à le faire à titre commercial, elle ne peut donc pas être saisie à cette fin par des consommateurs ou industriels.
Le consommateur devra se contenter de savoir que l’entreprise ne commercialise ses semences qu’une fois autorisées pour l’alimentation humaine, et qu’elle s’est engagée à « respecter les préoccupations d’ordre religieux, culturel et éthique dans le monde en n’utilisant pas de gènes issus de l’homme ou de l’animal dans [ses] produits agricoles destinés à l’alimentation humaine ou animale ». La nomination récente à la direction de l’EPA américaine d’une ancienne cadre de la firme, Mme Linda Fischer, donne à penser que non seulement le nouveau Monsanto n’est pas hors la loi, mais qu’il veut la faire.
Source: Le Monde Diplomatique, Agnès Sinaï, Juillet 2001
(1) Lire Jean-Pierre Berlan et Richard C. Lewontin, « La menace du complexe génético-industriel », Le Monde diplomatique, décembre 1998.
(2) Le risque de dissémination non contrôlée a été l’un des motifs invoqués par M. José Bové et deux autres paysans pour justifier la destruction de plants de riz transgénique dans la serre du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), à Montpellier, en 1999. Condamnés à des peines de prison avec sursis le 15 mars dernier, les trois militants ont fait appel de cette décision.
(3) Les Editions de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) ont publié une bande dessinée (La Reine rouge, textes et illustrations de Violette Le Quéré Cady, Paris, 1999) dont la lecture et l’utilisation seraient, dit-on, recommandées aux personnels de Monsanto. Il s’agit, au nom des dangers des insecticides, d’un plaidoyer pour les OGM.
(4) Chiffres cités par Caroline Cox, « Glyphosate », Journal of Pesticide Reform, automne 1998, vol. 18, n° 3, édité par la Northwest Coalition for Alternatives to Pesticides.
(5) Lire à ce sujet l’ouvrage de Mohammed Larbi Bouguerra, La Pollution invisible, PUF, Paris, 1997.
(6) http://www.carbonoffset.org
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