Wednesday, April 15, 2009

OGM ET SUICIDES DES PAYSANS INDIENS

Noyés dans les brumes de la mousson, les champs s’étirent à perte de vue, bercés par le ronronnement des tracteurs et des pompes à eau. Dans le riche Etat agricole du Pendjab, buffles et bicyclettes sont passés de mode. Turban flamboyant, barbe au vent, les fermiers sikhs arpentent la campagne sur des motos pétaradantes. Ils ont tout connu de l’histoire agricole indienne : les cultures ancestrales, la « Révolution verte » des années 60, les rendements record, les plans gouvernementaux ambitieux et, depuis quelques années, l’émergence des géants de l’agroalimentaire. Ces grandes firmes, Bharti, Reliance ou Birla, ne s’y sont pas trompées.

Depuis quelques années, ces géants de l’industrie investissent des milliards de roupies pour prendre pied au Pendjab et rachètent à tour de bras des centaines d’hectares. Dans leur sillon, certains agriculteurs profitent eux aussi du « miracle » vert. Non loin de Ludhiana, un million et demi d’habitants, Devinder Singh possède ainsi 4 hectares. Il a choisi, il y a quelques années, d’abandonner la culture du riz et du blé pour celle des légumes. Avec ce résultat : il gagne cinq fois mieux sa vie qu’auparavant, « même si cela exige un travail fou », souligne-t-il avec le sourire. Il n’est pas seul. Sudhar Charangeet Singh, lui, s’est lancé il y a quelques années dans la culture des fleurs, un peu par hasard, parce que sa femme trouvait que « c’était joli ». Malgré la tâche, immense, il ne le regrette pas et vend sa production à une grosse entreprise privée. Il rêve de connaître un jour le même destin que Jang Bahadur Singh.

Installé près de Jalandhar, le « Roi de la pomme de terre » règne sur 2 500 hectares et 160 tracteurs. A 39 ans, il serait même le plus gros producteur au monde de semences de pommes de terre. Son secret : « Je vis dans la pomme de terre », admet en souriant celui qui a fait des études spécialisées aux Etats-Unis, dévore sur Internet toutes les innovations technologiques agricoles et participe même à des conférences à l’étranger sans jamais quitter son turban aux plis impeccables, d’un jaune... « patate » assumé.

Les ambitions agricoles des grandes entreprises et les quelques success stories de fermiers prospères cachent pourtant mal une situation tragique. Un paysan sur cinq, dans le monde, est indien. Or la majorité de ces 700 millions de paysans est pauvre et surendettée.

Les effets pervers d’un système.

Symbole d’un malaise qui touche tout le pays, depuis 2002, un paysan endetté se suicide toutes les trente minutes. Un désespoir qui s’exprime parfois politiquement, avec l’insurrection maoïste qui se développe en s’appuyant sur la défense des paysans sans terre, ou dans de gigantesques protestations des fermiers lésés face aux créations de zones industrielles franches. Dans la « nouvelle Inde », le paysan ne trouve pas sa place. « L’Inde se meurt et nous nous enthousiasmons pour des téléphones portables », s’emporte ainsi l’écrivain Arundhati Roy.

Au Pendjab, traditionnel grenier à grains du pays, ces tensions sont particulièrement exacerbées. L’Etat fut le laboratoire de la fameuse « Révolution verte » instaurée au milieu des années 60. Ses objectifs sont toujours en vigueur : nourrir le pays. Et ce d’autant plus que la population indienne augmente à présent plus vite que la production agricole. A l’époque, cette « Révolution », déployée à coups de semences ultraperformantes, d’engrais chimiques et de systèmes d’irrigation ultramodernes, fut une réussite. Dès 1968, les fermiers pendjabis, qui jamais n’avaient mangé de riz, produisirent des récoltes si abondantes qu’il fallut même réquisitionner les écoles pour les stocker. Avec ce résultat : l’Inde, qui mendiait sa nourriture aux autres pays, est devenue le 2e exportateur de riz et le 7e de blé. Mais la « Révolution » a aussi engendré d’innombrables effets pervers. Les paysans, dont les deux tiers possèdent des lopins inférieurs à 1 hectare, ont utilisé les techniques des grands exploitants sans en avoir les moyens. Selon l’écologiste Vandana Shiva, la Révolution verte, en déséquilibrant les campagnes, aurait même alimenté la violence de l’insurrection qui a secoué le Pendjab dans les années 80. Les terres ne cessent de se fragmenter, notamment en raison des lois sur l’héritage qui intègrent désormais les filles. Les champs sont saturés par la culture intensive, les terres « empoisonnées » par les engrais, les nappes souterraines dramatiquement surexploitées et les rendements aujourd’hui menacés.

Certes, en trois décennies les Pendjabis se sont enrichis. A Ludhiana, on compte 18 centres commerciaux, dont le Western Mall, avec ses deux pistes d’atterrissage pour hélicoptères, et le Golden Souk, un supermarché qui ne vend que... de l’or. Mais l’argent a aussi déstabilisé une société à peine éduquée, qui s’est lancée dans un consumérisme débridé. L’attrait pour le riche Occident séduit toujours davantage : légalement et illégalement, deux millions de Pendjabis vivraient à l’étranger. « Plus aucun de nos enfants ne veut être fermier », reconnaît Man Singh Sohana, qui vient de vendre à un promoteur immobilier des champs qui appartenaient depuis toujours à sa famille. Et sous le lustre en cristal de son salon, le vieil homme est catégorique : « Avant, sans argent, on était plus heureux. »

La pression financière est telle que les suicides des paysans du Pendjab, estimés selon les sources entre 2 000 et 40 000 sur dix ans, sont bien souvent liés à des dettes « sociales ». Au village d’Alamgi, Baldev Singh, 44 ans, s’est pendu cet hiver dans son étable, accablé par les 30 % d’intérêts sur le remboursement de sa maison. Avec un minuscule champ, l’augmentation des coûts de production et la baisse des subventions de l’Etat, il avait déjà été fragilisé par deux mauvaises récoltes. « Pourtant, il était honnête et travailleur », répète sa femme. Et pour cette fière agricultrice, qui a cultivé riz et blé toute sa vie, « la pire humiliation est d’acheter à présent la farine de blé au marché... » Son voisin, Kulwan Singh, 46 ans, a 12 000 euros de dettes. « Je me suis mis aux légumes, puis au sucre de canne , raconte-t-il. Personne n’a acheté ma production. Fini, les expériences ! Malgré les beaux discours, le gouvernement ne subventionne que la culture du riz et du blé. »

A Chandigarh, le docteur P. S. Rangi, consultant à la Commission des agriculteurs du Pendjab, extirpe de son armoire quantité de rapports alarmistes : la crise de la main-d’oeuvre, l’exode rural, l’assèchement des nappes...

« Révolution blanche » et cultures transgéniques.

Mais il tempère et vante les projets gouvernementaux prévus pour 2009 : « 700 coopératives vont être créées pour partager le matériel agricole, 125 000 serres pour les légumes et 2 500 fermes laitières à haut rendement... Ce sera la révolution blanche ! » A l’Université agricole du Pendjab, installée à Ludhiana, on cherche aussi des solutions. Récemment, ses chercheurs ont approuvé la culture controversée du coton transgénique, commercialisé par la multinationale américaine Monsanto. Des variétés performantes de lentilles sont fin prêtes dans les laboratoires et, à son bureau, sous une photo de Jawaharlal Nehru inaugurant les lieux en 1963, le docteur M. S. Kang, le vice-chancelier, a quantité de projets. Derniers en date : une niveleuse de sols à laser, un testeur pour fertilisants ou un engrais naturel. « Le travail consiste souvent à recycler les technologies occidentales à moindre coût », admet le docteur Kang. Mais rares sont ceux qui se nourrissent d’illusions sur la survie des petits fermiers : ces procédés sont en effet hors de leur portée. « La petite exploitation n’est pas viable , lâche le docteur Rangi. Un tiers des paysans du pays devront se reconvertir et travailler dans d’autres secteurs », confie-t-il.

Au Pendjab, les analystes préconisent le développement d’une véritable filière agroalimentaire afin d’employer les agriculteurs. Pepsi tente l’aventure-encore non concluante-et essaie de produire localement un jus de fruit. Mais beaucoup de politiciens préfèrent surfer sur le mécontentement paysan. Ils veulent redonner au fermier « sa souveraineté » et son indépendance. Mais chacun sait que le sort de ces centaines de millions d’Indiens est une tragédie et a des allures de bombe à retardement...

Source : Le point.fr Publié le 21/08/2008 N°1875 Le Point

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